Cette « vieille éducation française... »

Février 2025

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Issues des bibliothèques communautaires, les Archives lasalliennes ont en dépôt un certain nombre d’ouvrages, publiés sur un intervalle de 3 siècles (1675-1975), traitant du savoir-être avec autrui dans ses diverses déclinaisons : courtoisie, bienséance, urbanité, convenances et bonnes manières, morale et instruction civique, etc. Autant d’aperçus d’une préoccupation éducative dont l’acuité évolue au gré des crises de société.

Construire l'Honnête Homme

Les études relatives à la transmission des savoir-vivre se concentrent essentiellement sur les catégories sociales ayant accès à la culture lettrée qui en a gardé mémoire écrite. Quels que soient les milieux, le chantier de la socialisation des enfants est le plus souvent œuvre maternelle, fréquemment épaulée par la religion.

La période médiévale - qui a produit peu d’ouvrages pédagogiques - connait une société qui contrôle peu sa violence dans un contexte marqué par l’insécurité et la peur de l’inconnu. Les lieux de socialisation sont fragmentés avec des modes d’apprentissage de la vie en société souvent excluant. C’est aussi l’âge de la chevalerie dont la dimension guerrière est tempérée par la courtoisie, code de conduite pratiqué à la cour, forme de civilité « relevée d’élégance et de générosité » (Littré) – politesse affable dirait-on de nos jours.

Au XVe-XVIe siècles, l’invention de l’imprimerie comme véhicule de la culture, l’humanisme de la renaissance qui rejoue les coutumes antiques, la réforme protestante qui questionne les identités croyantes, donnent corps au désir d’éduquer dans son sens moderne de promotion du sujet. L’apprentissage du savoir-vivre dans une société où s’invite l’inconnu (découverte de l’Amérique) et qui pousse à définir les contours de nouvelles identités, devient un thème pour de nombreuses éditions de traités et de manuels.

Traité de civilité
Traité de la civilité
Règles de la bienséance

Le terme de civilité émerge alors (lié au monde de la cité comme le sont les termes urbanité et politesse) et bouscule celui de courtoisie. L’ouvrage le plus connu alors est De la civilité des mœurs puériles (des enfants) d’Érasme de Rotterdam (1530). Son plan inspirera celui de tous ses successeurs en abordant les manières toutes de réserve, de retenue et de mesure, de se comporter en société : en veillant à son maintien corporel et à la manière de se vêtir, en respectant les règles de bonne conduite à l’église, lors des rencontres, des jeux, à table et lors du rituel du coucher. 

L’école du XVIIe siècle, portée par les réformes catholique et protestante, a laissé pour traces de nombreux manuels qui associent souvent dans un même ouvrage l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, avec celui du catéchisme et de la civilité.

L’ouvrage qui connaitra le plus grand succès éditorial en France entre 1703 et les années 1930 (dans des versions actualisées souvent plagiées et remaniées) est celui de Jean-Baptiste de La Salle, Les Règles de la Bienséance et de la Civilité chrétienne (RB) dont nous possédons une édition de 1727. Il s’inspire entre autres des ouvrages de Jacques de Batencour, Instruction méthodique pour l’école paroissiale (Paris, 1654), d’Antoine de Courtin, Nouveau traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnêtes gens (Paris, 1672) et du Traité de civilité (Anonyme lyonnais, 1681).

Suite de la civilité
  • De Batencour, nous possédons une édition de 1685,
  • et de Courtin, sa Suite de la civilité française ou traité du point d’honneur et ses règles pour converser et se conduire sagement avec les incivils et les fâcheux (Paris, 1717).

« La Civilité de Jean-Baptiste de La Salle est, en son genre, un petit chef-d’œuvre pédagogique. Elle se divise en deux grands chapitres. Dans le premier, toutes les parties du corps sont passées en revue ; on y dit les soins dont elles doivent être l'objet, et la manière dont elles doivent « se comporter » en toute circonstance. La tête et les oreilles, le nez, la bouche, les lèvres, le dos, les épaules, les mains, les jambes, les pieds, etc., y trouvent la législation qui leur est propre ; et l'enfant y apprend jusqu'à la manière dont il doit « bâiller et cracher ». La seconde partie concerne les actes les plus ordinaires de la vie, indique à l'enfant comme il convient de se lever, de se coucher, de s'habiller ; ce qu'il doit observer avant, pendant et après les repas ; puis viennent des conseils, d’une moralité excellente, sur les divertissements, les visites, la conversation, etc. En somme, excellent petit traité sans raideur, sans prétention, simple, naïf même, mais admirablement fait pour ceux à qui il s'adresse, fondé, cela va sans dire, sur la religion, mais contenant aussi les meilleures leçons de morale humaine. » 

(Ch. Defodon, pédagogue français 1832-1891).

Bienséance et civilité chrétienne

La bienséance chrétienne est donc une conduite sage et réglée que l’on a fait paraître dans ses discours et dans ses actions extérieures par un sentiment de modestie, ou de respect, ou d’union et de charité à l’égard du prochain, faisant attention au temps, aux lieux et aux personnes avec qui l’on converse, et c’est cette bienséance qui regarde le prochain, qui se nomme proprement civilité. (RB 009)

Le terme de bienséance pourra évoquer une attitude ajustée au mieux à des situations sociales particulièrement codifiées. Les XVIIe-XVIIIe siècle restent marqués par une hiérarchisation des respects dans les structures de domination de leur temps. Des catégorisations sociales démocratisées pourrait-on dire, adoucies, mais rarement abolies par la suite.

  • La bienséance veut que l’on nettoie ses dents avec un cure-dent, non à la pointe du couteau (…) il est malséant pour un simple bourgeois de porter l’épée. La bienséance veut qu’un paysan s’incline très bas devant son seigneur, là où un artisan de la ville peut se contenter d’un salut moins appuyé... (article Bienséances, Dictionnaire du Grand Siècle, Bluche, Paris, 1990)
Attitudes pour bien se tenir
Pour es habits

 Jean-Baptiste de la Salle ne remet pas en cause l’ordre social de son temps, mais il le soumet à des exigences morales et spirituelles qui s’adressent de manière égale à tous les baptisés. On retrouvera là quelques traits lasalliens (Pungier, 1992) : 

  • De la qualité de la relation au Dieu de l’évangile dépend celle de la relation à soi-même et aux autres. Amour du prochain et amour de Dieu sont liés.
  • Une culture du respect, respect pour Dieu présent en soi et en chacun, respect du corps et du « mystère » de chaque personne.
  • Une certaine radicalité dans l’effort vertueux à conduire en vue d’acquérir une civilité conçue comme une vertu qui facilite et rend agréable les rapports humains : agréable à tout le monde, agréable à Dieu.

La civilité est un témoignage « extérieur » empreint de modestie, de respect et d’affection fruits d’un vécu intérieur. Une clé de lecture spirituelle des Règles de la bienséance pourra être trouvée dans le catéchisme lasallien, les Devoirs d’un Chrétien envers Dieu (1703) - les deux textes sont associés au moins dans les éditions scolaires des années 1920-1930.
Les RB - continuées en mode scolaire par La conduite des écoles (1720) - peuvent être saisies en quelque sorte comme une invitation adressée aux laïcs (séculiers) - enfants, parents et éducateurs - à considérer leur vie quotidienne comme une occasion d’union à Dieu. Ou quand l’oubli de soi intériorisé rend capable d’hospitalité.

Chapitre 7 : Des entretiens et de la conversation (RB186 et suite)
 Article 1 : Des conditions dont la bienséance veut qu’on accompagne ses paroles 
   §. 1 : De la vérité et de la sincérité que la bienséance exige dans les paroles 
   §. 2 : Des fautes qu’on peut faire contre la bienséance en parlant contre la Loi de Dieu 
   §. 3 : Des fautes qu’on peut faire contre la bienséance en parlant contre la charité que l’on doit au prochain 
   §. 4 : Des fautes qu’on commet contre la bienséance en parlant inconsidérément, légèrement ou inutilement 
Article 2 : De la manière dont on doit parler des personnes et des choses 
Article 3 : De plusieurs différentes manières de parler 
   §. 1 : De ce que la bienséance prescrit touchant les louanges et la flatterie 
Article 4 : De la manière d’interroger, de s’informer, de répondre et de dire son sentiment 
Article 5 : De ce que la bienséance permet ou ne permet pas à l’égard de disputer, d’interrompre et de reprendre 
Article 6 : Des compliments et des mauvaises manières de parler

Ruptures et continuité

Science de l’entregent (Montaigne), code de conduite, vertu morale intériorisée, spiritualité de la relation, la civilité s’associe au cours du XVIIIe siècle au terme de politesse, laissant la bienséance temporairement au bord de la route. Ce mot de politesse, plus neuf, se charge peu à peu de sens en contrepoint, en compétition, parfois en opposition, avec une civilité qui sait garder sa pertinence.
« La politesse est à l’esprit ce que le grâce est au visage, c’est la bonté du cœur, elle est la douce image, et c’est la bonté qu’on chérit » affirme Voltaire, quand Rousseau dénonce l’hypocrisie qu’elle véhicule en interdisant toute sincérité. La politesse est aussi langage du cœur pour d’autres dont Bergson qui évoque les qualités esthétiques de la politesse de l’esprit, du cœur et des manières.  Sacrifice continuel de l’amour-propre, la politesse est un art de plaire et de se rendre aimable.

Petit manuel de politesse

Politesse et civilité recueillent, avec leurs allers et retours, les lentes évolutions des époques qu’elles traversent : 

  • une réappropriation par la bourgeoisie montante des pratiques aristocratiques,
  • la prise d’autonomie des mœurs relationnelles d’avec les codifications religieuses,
  • la prise de conscience de la relativité des coutumes dans un monde plus ouvert,
  • les remises à plat des périodes révolutionnaires et des grandes mutations (1789, 1968),
  • l’âge d’or de la politesse bourgeoise qui s’épanouit tout au long du XIXe siècle,
  • le succès du mode d’instruction basé sur le triptyque Catéchisme, Morale, Civilité,
  • l’instruction civique républicaine qui transmet à son tour « la veille morale de nos pères »,
  • le grand bouleversement social et économique de 1914-1918 qui reconfigure durablement les modes de relation,
  • les grandes mutations économiques d’après-guerre, moteur d’ascension social et de brassage culturel.

Notre XIXe-XXe siècle voit se multiplier les lieux de socialisation mettant en contact des inconnus entre eux. La littérature éducative répond tout à la fois au besoin d’apprivoiser autrui, et à celui de décliner des signes de reconnaissance pour maintenir un certain entre-soi, renforcer une certaine identité sociale et préserver le cercle familial. 
Le volumineux Politesse et convenances ecclésiastiques par un supérieur de grand séminaire (Paris, 1872) reprend les chapitres habituels (soin et maintien du corps, relations avec autrui, conversation et correspondance) et offre un panorama des usages en cours à ce carrefour sociologique que constitue les communautés paroissiales. Combien de gens sont d’une politesse exquise avec les étrangers et se montrent maussades, désagréables, grossiers même dans l’intérieur de la famille ! (…) Joubert a dit, avec beaucoup de délicatesse : « il faut porter son velours en dedans, c’est-à-dire monter son amabilité de préférence avec ceux avec qui on vit chez soi » (p. 265).

Bonnes manières

La loi du 28 mars 1882 encadre l’instruction morale et civique à l’école primaire : « l’enseignement de la morale doit s’appuyer sur des exemples, des récits, des observations familières, des maximes empruntées à l’expérience. L’on recommande que le premier quart d’heure de chaque journée de classe soit consacré à l’enseignement de la morale ». De cette époque datent d’excellents ouvrages pédagogiques associant lectures, historiettes, maximes, résumés, récitations et petits exercices de dissertation abondamment illustrés. 

des saluts Règlement de Passy-Froyennes

L’enseignement de la morale est programmé sur l’année : vie familiale au premier trimestre, vie à l’école en décembre, règles d’hygiène en février, etc. Les « chartes de l’élève » discutées et votées en classe sont sans doute les héritières des leçons de morale d’antan.

L’édition de 1911 des RB lasalliennes, s’intitule désormais Manuel de Politesse. Celui-ci garde en partie son plan original, enrichi d’une inflation considérable de recommandations pour des situations sociales nouvelles : savoir-vivre (dans un magasin, au bureau, en voyage, en promenade à bicyclette - le rituel des visites et des soirées en société), savoir-parler (l’art de la conversation et de parler en public), savoir-écrire (des enveloppes et de l’affranchissement, des lettres d’amitié, des protocoles et des eschatocoles etc.), savoir-travailler (travail intellectuel par matières).
Dans les années 1930, les Frères éditent parallèlement des ouvrages de catéchismes associant les RB quasi inchangées, et les premiers livres de morale et d’instruction civique dans lesquels la politesse est traité comme un chapitre d’un ensemble plus vaste. La tradition lasallienne de la réflexion serait à étudier sous l’angle de l’évolution de ses contenus (1890-1960). 

Manuel de politesse

La civilité lasallienne se décline également dans les nombreux règlements intérieurs des établissements conservés ici où là.
Un exemplaire de Passy-Froyennes (vers 1930) stipule qu’il est absolument interdit aux élèves de se donner des surnoms ou des sobriquets – (les élèves) seront courtois et prévenants les uns envers les autres, et spécialement envers les nouveaux, etc. Les efforts vertueux des élèves sont parfois encouragés par un système de bons points et de notes de bonne conduite dont on retrouvera les fruits dans les palmarès périodiques qui nous sont parvenus.  À noter que les valeurs professionnelles propres à l’enseignement technique ont sans doute coloré le style relationnel lasallien à leurs manières. 

Civilité numérique

L’empressement à codifier un nombre de plus en plus grand de situations nouvelles traduit un certain désarroi et un besoin de réassurance. On retrouvera ainsi de nombreuses éditions de manuels de politesse pour la jeunesse dans l’entre-deux guerres. Et d’abondantes éditions à destination des adultes accompagnant les mutations d’après-guerre et une certaine hausse du niveau social - ce jusqu’aux années 1968.

Les belles manières
Courtoisie et dignité
Convenances et belles manières

On imaginera volontiers que notre époque contemporaine riche en nouveaux modes de communication numérique et en lointains qui deviennent toujours plus proches saura trouver les régulations adaptées pour rendre les rapports humains toujours plus enrichissants et désirables !

Bruno Mellet