Quand la Palestine parlait (un peu) français...

Octobre 2024

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Subdivision administrative ottomane entre 1517 et 1917, la Palestine prend peu à peu son contour moderne à partir de 1841 pour se fixer en 1923 avec le protectorat britannique. Sur cette même période, la langue française vit son âge d’or comme vecteur d’ascension sociale au Proche-Orient. Auxiliaires du rayonnement culturel de la France, les Frères sont sollicités pour ouvrir des écoles en Palestine à partir de 1878. Celles-ci ont su rester jusqu’à nos jours des lieux d’éducation interconfessionnels, espaces de dialogue et d’écoute de l’autre.

Palestine ottomane

« J’allais descendre sur la terre des prodiges, aux sources de la plus étonnante poésie, aux lieux où, même humainement parlant, s’est passé le plus grand événement qui ait jamais changé la face du monde, je veux dire la venue du Messie. » 

François-René de Chateaubriand, Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811)

Maisons lasalliennes en 1910
Dans les rues de Bethléem

Pendant des siècles, la Palestine reste une expression géographique et n’apparait sur les cartes que sous forme d’entités administratives ottomanes fragmentées (Jérusalem, Acre, Naplouse, Damas etc.).  Les dénominations de Terre Sainte et de Syrie prévalent en Occident. C’est une zone carrefour, souvent instable, peuplée de clans unis par des catégories religieuses plus que nationalistes, aux dynamiques sociales ouvertes sur le littoral et conservatrices à l’intérieur, au potentiel économique que les lectures « colonisatrices » ultérieures mettent étrangement toujours en débat. 

L’empire ottoman, dont l’influence est essentiellement fiscale, y exerce une autorité indirecte plutôt faible et épisodique. Une faiblesse qui conduit la zone Syrie/Liban/Palestine à être occupée par une Égypte dynamique et réformatrice de 1832 à 1841. Faiblesse exploitée ensuite par les puissances européennes qui y dépêchent leurs conseillers, leurs consuls et leurs chargés d’affaire, la protection des minorités non-musulmanes et des lieux saints colorant symboliquement leurs rivalités. 

À partir de 1840, la Sublime Porte s’engage dans un processus de modernisation qui va s’appuyer sur le choix de la langue française – langue « neutre » entre le turc peu pratiqué et l’arabe - comme deuxième langue de l’administration. En 1841 l’empire organise une véritable province de Palestine avec une capitale, Jérusalem, sous la responsabilité directe de Constantinople. S’y engage à partir de 1858, une réforme foncière qui contribue à transformer les terres collectives en vastes propriétés détenues par de grandes familles du littoral et des zones urbaines. 
Jérusalem, divisée en 4 quartiers confessionnels, déborde des remparts de Soliman en passant de 15 000 à 70 000 habitants à majorité non musulmane en 1914, tandis que la province a déjà doublé sa population à 500 000 habitants en 1880, décennie où s’effectuent les premières grandes migrations juives issues d’Europe centrale. À l’article du siècle, Jérusalem, devenue ville des couvents et des écoles, est une « Babel » où dominent l’arabe et… le français.

Situation politique et géographique changeante

Influence française

Le Père Paul Dhorme o.p., chercheur à l’École biblique et archéologique de Jérusalem entre 1904 et 1931, décrit ainsi le paysage linguistique de l’époque :

À Jérusalem, le voyageur pouvait descendre dans n’importe quel hôtel convenable, pénétrer dans les magasins les plus disparates, il était sûr d’être compris. À l’un des nombreux bureaux de poste, il y en avait au moins six, on lisait en français les avis d’arrivée et de départ [. . .] bref on sentait que si la langue du gouvernement était le turc et celle de la population indigène l’arabe, le français était vraiment la langue officieuse, celle que chacun devait posséder pour entrer dans la société policée et se mettre en contact avec les étrangers. Pour tous, la première langue, après la langue maternelle, était la langue française. [. . .]

Le prestige séculaire de la France au Levant, le protectorat exercé par notre pays sur les chrétiens de l’empire ottoman, la prépondérance des représentants de la France dans les affaires de la Sublime Porte et dans la défense des minorités, et surtout l’immense rayonnement de la bienfaisance française, par les hôpitaux, les écoles, les œuvres de toutes les sortes : autant de causes qui avaient créé dans la Palestine ce besoin de notre langue. Les écoles françaises, presque toutes entre les mains des ordres religieux d’hommes et de femmes étaient sans cesse obligées de s’étendre ou de se multiplier pour satisfaire à ce besoin. Les établissements rivaux quelle que fut leur origine, devaient faire entrer le français dans leurs programmes. Les œuvres indigènes faisaient passer le français aussitôt après l’arabe dans leurs préoccupations scolaires, il était de bon ton de savoir le français. C’était le signe qu’on était sorti du niveau moyen. Inutile d’insister sur le rôle intellectuel et moral que jouait notre langue maternelle [. . .]

P. Dhorme o.p., “La langue française en Palestine”, 18 mai 1922. – cité par Sanchez Karène, Politiques, Éducation et Identités Linguistiques - Le collège des Frères des écoles chrétiennes de Jérusalem (1922-1939), LOT (Netherland Graduate Scholl of Linguistics), Utrecht (NL), 2009.

La France est le premier pays européen à avoir bénéficié d’un protectorat de nature religieuse sur les sujets non-musulmans du sultan par le biais de capitulations initiées en 1535, renouvelées et précisées en 1673, 1740 (sur les « religieux qui professent la religion franque »), puis 1856 (Traité de Paris) et 1878 (traité de Berlin), validé par le pape en 1898 et élargi en 1901 (accords de Mytilène, extension aux établissements éducatifs avec privilèges fiscaux). Ce protectorat sur les catholiques de Terre sainte (parfois synonyme de français dans le langage populaire) est interprété progressivement comme s’appliquant à tous les chrétiens d’obédience romaine en Orient. 

Outre que l’enchevêtrement des communautarismes en Terre sainte entraine des tensions, les rivalités des protectorats s’expriment dans la concurrence entre établissements scolaires, institutions sociales ou dans le domaine de la gestion des lieux saints (Statu quo de 1852). 

Le rétablissement du patriarcat latin en 1847 (vacant depuis 1291 et confié aux franciscains italiens jusqu’en 1987) donne le coup d’envoi tout à la fois au développement des pèlerinages en Terre sainte (1853) et à l’expansion des communautés et des œuvres catholiques (latines et uniates). 

Dans une classe à Caiffa
Une classe de Palestine

Dans ces pays du Proche-Orient où les enfants « naissent polyglottes », l’usage de la langue française va se répandre grâce aux aspirations économiques et sociales d’une nouvelle classe moyenne qui émerge et demande un enseignement moderne, pratique et professionnel.
Les gouvernements français qui se succèdent développent une stratégie qui repose sur une politique d’implantation d’écoles françaises - le plus souvent congréganistes - qui sera soutenue et portée haut par la IIIe République.

À la veille de la guerre, la France soutient plus globalement dans les pays du Levant, un réseau important d’institutions sociales et scolaires (65 à 90 000 enfants ottomans, essentiellement non-musulmans). Le français a alors vécu son âge d’or comme moyen d’ascension sociale.

À la fin de l’empire ottoman en 1917, succèdent la période des mandats français au Liban et en Syrie (1923-1946), britanniques en Palestine et Jordanie (1923-1948) et la reconfiguration politique du bassin méditerranéen. L’influence française en Palestine recule alors rapidement à partir des années 1930, tandis que de nouvelles classes moyennes prennent le relais des clientèles traditionnelles, et que la langue française, qui n’est plus langue diplomatique depuis 1920 et non plus langue d’examen depuis 1924, doit trouver sa place comme langue de culture dans un paysage culturel et religieux traversé par de nouveaux enjeux.

École de Jérusalem
L'école de Jaffa

Les Frères en Palestine

Du Consul général de France à Beyrouth, en mars 1905 :

Exempts de préoccupations religieuses excessives, très bien formés en vue de l’enseignement, les Frères sont pour nous d’excellents collaborateurs.

 (A. D. ; C. adm., 147, p. 22)

Les Frères s’implantent en Palestine en 1876 dans un contexte de concurrence sous les bannières de la foi, de la patrie et de la langue, à la croisée des institutions ecclésiales (romaines, congréganistes et locales) et politiques (ottomanes et consulaires). Leurs initiatives éducatives (primaire supérieur gratuit, cycle secondaire moderne, cours d’adultes, école normale, amicales et congrégations) rencontreront parfois les oppositions les plus tenaces de la part… d’institutions chrétiennes concurrentes. Mais elles attireront les faveurs des familles souhaitant offrir à leurs enfants une formation professionnelle dans un cadre libéré des pesanteurs communautaires.

Les Frères seront parfois accusés de mettre en péril l’identité religieuse de leurs élèves et la mission de l’église en acceptant d’accueillir toutes les confessions dans leurs classes. En 1932, les 8 écoles animées par 56 Frères en Palestine (1 600 élèves) accueillent une majorité d’élèves chrétiens -essentiellement libanais, palestiniens et syriens sous mandat - et arméniens : catholiques latins, maronites, chaldéens et coptes (48 %) – « dissidents » orthodoxes grecs, arméniens, syriens et coptes avec les protestants (30 %), ainsi qu’une minorité de musulmans (16 %) et de juifs (6 %) (proportions stables en 1953). 

En retraite spirituelle à Jérusalem

Engagés dès l’origine dans l’éducation populaire et tout particulièrement dans l’enseignement primaire public, les Frères ont pour tradition d’accueillir les élèves de toutes conditions sans limitations confessionnelles dès lors qu’ils prennent la décision de s’implanter durablement dans un environnement suivant alors ses propres évolutions sociétales. 

Les Frères sont plus portés à créer une atmosphère familiale et chrétienne dans ces lieux de vie que sont leurs écoles, que d’imposer des parcours rigides de formation chrétienne. Catéchèses et moments liturgiques seront facultatifs, causeries et retraites seront adaptées, parcours d’engagement social et culturel seront encouragés. Leur doctrine missionnaire est essentiellement pragmatique.

L’emploi de la langue française dans l’enseignement donne lieu également à des critiques récurrentes de la part de Rome qui encourage l’enseignement en arabe (langue des chrétiens d’Orient) et de l’anglais (pour contrer la concurrence protestante). Les autorités académiques qui délivrent les autorisations d’enseigner, pointent les spécificités pédagogiques de l’enseignement de ce qu’on appellera bientôt le « français langue étrangère ». 

Aux prises avec des injonctions contradictoires, les Frères mettent en place progressivement des apprentissages adaptés pour l’anglais - en faisant appel à des Frères anglophones -, l’arabe et le français à destination des Frères missionnaires au recrutement de moins en moins français, et des Frères autochtones de plus en plus nombreux, qui passent par les maisons de formations de Bethléem (1893-1965 – noviciat et école normale), Rhodes (1891-1915, scolasticat) et Saint-Maurice-l’Exil (1885-1967, noviciat apostolique).  Le « Frère professeur spécialisé de langue » prend place au moment même où les écoles lasalliennes - au sortir des deux conflits mondiaux - se sont assimilées à leur environnement culturel.

Collège de Jaffa
Frère Évagre (1831-1914)
Cour de l'école

À Jérusalem (1876), Jaffa (1882), Haïfa (1883-1965), Nazareth (1893-1996) et Bethléem (1893) les Frères implantent leurs œuvres grâce à l’entregent du Frère Évagre (Alexis Joseph Longuenesse, 1831-1914), énergique fondateur de la Palestine lasallienne et du district de Jérusalem (18 écoles et 4 600 élèves en 1933), avec l’appui des autorités françaises et le soutien parfois aléatoire des autorités ecclésiales. Ces écoles, avec celles du Liban et de Syrie, auront « contribué, en leur temps, à la création d’une classe moyenne en Orient » (M. Barrès).

Après les deux guerres, ces établissements vont connaitre une évolution permanente portée par leur communautés éducatives (familles et anciens élèves inclus) au fil d’une histoire régionale particulièrement mouvementée et conflictuelle. Le « collège des Frères » - épisodiquement contraint par les évènements politiques et militaires - reste une référence tant à Jérusalem qu’à Jaffa-Tel Aviv, dans ses quartiers d’implantation, auprès des publics chrétiens, musulmans et juifs.
En 1973, à l’instigation des autorités romaines, les Frères ouvrent une université à Bethléem. Celle-ci accueille de nos jours 3 000 étudiants dans les domaines les plus variés, et constitue là aussi une référence notable en matière d’enseignement supérieur en territoire palestinien.

Dans ces œuvres lasalliennes de Terre sainte, la langue française – dont la « neutralité » a pris un autre sens - demeure pratiquée comme langue seconde, en ayant trouvé une vocation inattendue, celle d’instrument de dialogue entre les cultures religieuses, apportant ainsi une contribution fraternelle au vaste chantier de la paix en Palestine.

Bruno Mellet

Université de Bethléem

À Jérusalem, le Collège des Frères, fondé en 1876, scolarise musulmans et chrétiens et les forme au dialogue. L'un de ces enfants affirme que, dans la réalité du monde actuel, mieux vaut apprendre le plus tôt possible à vivre au milieu de croyances multiples. De son côté, le Père Rafiq Khoury, du Patriarcat latin de Jérusalem, met en garde : "Dans l'histoire, chaque fois qu'une religion en a exclu une autre, il s'en est suivi une catastrophe, avec son flot de morts et de destructions."

Les multiples façons d'interpréter et de pervertir les textes sacrés - Par Catherine Bédarida - Publié le 19 octobre 2007, dans le journal Le Monde.

Pour aller plus loin : Sanchez-Summerer K., Politique, éducation et identités linguistiques - le collège des Frères des écoles chrétiennes de Jérusalem, 1922-1939 - LOT, 2009, Utrecht, NL