Cette vieille discipline de mémoire, servante de l’histoire, a su gagner son statut de matière d’enseignement ancrée dans la dynamique des sciences de la Terre et des sciences humaines grâce à quelques pédagogues pionniers et vulgarisateurs visionnaires. Le Frère « Alexis-Marie » Gochet (FAMG, 1835-1910) a marqué, dans ce domaine, le courant pédagogique lasallien.
La culture géographique s’inscrit dans le cursus de formation des classes dominantes au moins depuis l’époque des grandes explorations du XVIe siècle (géographies jésuites). Elle sert bien souvent d’appui à l’enseignement de l’histoire, en particulier antique et biblique. Avec les récits de voyage, la géographie est également riche de vertus littéraires.
À l’aube du XIXe siècle, géographie et cartographie se confondent : après avoir dessiné les contours du monde et ses grandes lignes, reste à fixer à des échelles de plus en plus précises les paysages nationaux selon des standards qui se mettent en place. Les problématiques de la représentation du relief, par exemple, dépendent des performances des équipements de levée en progrès constant : théodolite, tachéomètre, orographe… permettent des mesures d’altitude de plus en plus précises et rapides.
L’habitude (militaire) française restera, jusqu’à la veille de la grande guerre, d’hachurer, au fil de lignes de plus grande pente estimées, leurs cartes d’état-major. Les écoles géographiques allemandes, suisses et belges éditent leurs premières cartes hypsométriques (avec mesure de l’altitude du lieu et développement de courbes de niveau) dès les années 1840. L’école allemande est la plus avancée. Il faut attendre, pour le plus célèbre, Paul Vidal de la Blache (1845-1918), à l’origine des cartes murales scolaires les plus connues en France (après 1880), pour signer le renouveau d’une véritable école française de géographie.
L’université aura mis plus de temps à intégrer la géographie que ne l’aura fait l’enseignement primaire et secondaire. La géographie entre progressivement dans les programmes éducatifs qui en font mention en 1794 et 1802, et l’inscrivent définitivement en 1852. La fonction de professeur d’histoire-géographie se précise en 1818 puis 1831 (agrégation). Souvent facultative (Loi Guizot 1833), la géographie entre aux épreuves du baccalauréat en 1840, et devient matière obligatoire en primaire en 1867.
Les retours de défaites nationales (1871, 1940) sont l’occasion d’accentuations pédagogiques et patriotiques. Le célèbre Le tour de la France par deux enfants (1877) sert de livre de lecture, d’initiation géographique et civique à des générations d’élèves jusque vers les années 1950.
Très tôt associée à l’histoire ou aux sciences naturelles, la géographie affine peu à peu sa démarche intellectuelle.
À la fin du XIXe siècle, l’exercice géographique a donné naissance à de nombreuses spécialisations scientifiques qui donnent à la géographie son visage de science pluridisciplinaire consacrée à l’analyse des interactions entre systèmes (géologique, écologique, climatique, économique, etc.) : science carrefour, elle prend les accents de son époque et aime à se présenter de nos jours comme une science sociale.
La conduite des écoles éditée en 1852 reprend une édition de 1837 pour décrire l’explication de la géographie :
L’édition de 1870 développe les directives :
Les recommandations vont s’amplifiant avec quatre pages dans l’édition de 1903.
L’Institut produit par ailleurs ses propres manuels de géographie depuis probablement les années 1820, dans la foulée du mouvement de (re-)fondation des grands pensionnats, avec des formules abrégées sous forme de questions/réponses pour le primaire (1833).
La pédagogie des Frères va prendre une tournure moderne particulièrement avancée grâce au Frère Alexis-Marie à partir de 1871. Jean-Baptiste Gochet, de son nom civil, est un enseignant autodidacte et polyvalent - comme ils l’étaient souvent à l’époque - exerçant en Belgique, dont il est natif, au prestigieux pensionnat de Carlsbourg.
Le fait d’y enseigner en parallèle, la géographie, l’agriculture et ses matières connexes (le conduisant à édifier une brasserie !) explique sans doute son approche éducative tout à fait originale. Pédagogue exigeant, il va élaborer une didactique valorisant une approche scientifique de la géographie basée sur l’observation du milieu et le raisonnement inductif qui part du proche vers le lointain, du particulier vers le général.
Le Frère Alexis-Marie voit tout l’intérêt éducatif qu’il y a à développer des exercices autour d’une cartographie la plus expressive qui soit pour éveiller la curiosité et l’imagination. Là où l’élaboration de cartes hypsométriques relevait encore du tour de force cartographique ou de l’objet de curiosité, Frère Alexis en systématise l’usage pédagogique dans les atlas et les cartes murales qu’il va produire à partir de 1866, année où il édite sa première carte.
Il rencontre un succès éditorial qui dépasse vite les écoles de Frères et la Belgique et lui ouvre les portes des ministères, des milieux universitaires et des concours aux expositions universelles.
En 1871, le Frère Supérieur l’appelle à rejoindre la Maison-mère située à Paris et lui confie la charge de rénover l’enseignement de la géographie au service de l’Institut.
Pendant quelques trente ans, Frère Alexis affine son projet pédagogique qu’il expose dans une Méthodologie théorique et pratique (1884) qu’il rend opérationnelle et diffuse auprès des Frères par une production éditoriale continue de manuels scolaires pour tous les niveaux (livres du maitre et de l’élève), d’atlas, de cartes murales de toute échelle, cahiers d’exercices, cartes-relief, gravures, photos et panoramas ou roses des vents à poser au plafond de la salle de classe…
Entre 1881 et 1910, il publie un Bilan géographique de l’année, détaillant les évènements politiques et économiques de l’année, destiné à aider les maîtres à actualiser leurs leçons et ainsi les rendre plus vivantes.
La matière se rattache aux sciences naturelles qui font toujours appel à la mémorisation : Frère Alexis propose de la faciliter par l’observation, la manipulation, la progressivité des apprentissages allant des tracés les plus simples aux plus denses en informations, de l’environnement immédiat au plus lointain. Une pédagogie active et vivante doit permettre à l’élève de développer une compréhension des interactions des plus simples aux plus complexes, de la géologie à l’économie, de la nature à la culture.
La géographie, comme invitation au voyage et à la rencontre d’autres sociétés, offre un parcours qui forme la sensibilité et l’imagination. Frère Alexis publie quelques ouvrages sur les sociétés africaines (Stanley l’africain ; Soldats et missionnaires belges au Congo…) aux parfums patriotiques caractéristique de l’élan civilisateur et missionnaire propre à l’esprit européen de son époque.
Couvert d’honneur et de gloire en son temps, Frère Alexis-Marie a été célébré pour ses innovations ; il est désormais connu comme rénovateur et précurseur dans son domaine pédagogique, tout particulièrement dans son pays d’origine. En développant une pratique de l’observation géographique à la finalité sociale, son projet invite à comprendre les évolutions qui façonnent le monde et à en anticiper les conséquences : il demeure pleinement d’actualité.
Bruno Mellet
► Houry Alain (Frère) : F. Alexis-Marie Gochet (1835-1910) ou quand la Géographie devenait une science, Rivista lasalliana 2/2008, p. 277 à 283.
► Le diaporama ci-dessous présente l'évolution des cartes de l'Afrique.