Une guerre d'appelés

Mars 2023

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La guerre d'Algérie (1954-1962) est commémorée depuis 2012 tous les 19 mars. Elle a laissé,  dans nos archives, des traces documentaires essentiellement administratives sous forme d'intenses correspondances entre un Institut très inquiet pour ses Frères, l'armée et son Vicariat. Les témoignages des Frères militairement impliqués sont rares et discrets. Ils s'agrègent toutefois au récit collectif de ces croyants et de ces religieux pris dans cette tempête de violence dans laquelle l'Église tenta, comme elle put, d'éclairer les consciences.

Les écoles de Frères en Algérie

En 1954, une vingtaine de Frères animent encore trois établissements à Alger (Saint-Joseph/El Biar et Lavigerie) et à Skikda-Philippeville (Saint-Paul) essentiellement au service des familles européennes. C’est pour cette mission que le second Empire avait fait appel aux Frères un siècle plus tôt à partir de 1853.
Sur la douzaine d’écoles ouvertes par la suite, la plupart ferment après les lois de 1904. Tlemcem et Skikda bénéficient du sursis Malvy en 1914 et poursuivent donc leur fonctionnement. Tlemcem ferme en 1947 par manque de personnel. Le grand pensionnat Saint-Joseph d’El Biar attend 1941 pour rouvrir et fermera au motif de la nationalisation des établissements en 1976 : cette même année, les Frères ferment également Saint-Paul de Skikda et quittent définitivement l’Algérie.

Le cas de l’école Lavigerie est particulier. Les Frères ouvrent une école en bordure de la Casbah d’Alger vers 1888 et doivent la quitter en 1910. Elle est alors reprise par le diocèse et baptisée « école Lavigerie ». Les Frères en reprennent l’animation en 1938. Cet établissement veut accueillir des élèves d’origine sociale plus diversifiée dans l’esprit du cardinal Charles Lavigerie (1825-1892), devenu archevêque d’Alger en 1867. 
Le fondateur des « Pères Blancs » s’est plus d’une fois affronté au gouvernement militaire instauré par l’Empire entre 1852 et 1870 pour qui l’Église n’est là que pour les Européens et doit contenir toute tentation de prosélytisme. Grand réformateur de l’Église qu’il veut concilier avec la modernité, Mgr Lavigerie participe entre autre au mouvement de ralliement des catholiques à la république et à de nouvelles approches pour un dialogue avec l’Islam.

Prise en tenaille dans le déferlement des attentats des années 1961-1962, la communauté des Frères qui anime l’école Lavigerie doit partir, la transmettant de nouveau au diocèse en septembre 1962. 

Durant les « évènements », les Frères d’Algérie ont peu de contact avec leurs confrères appelés du contingent, chacun pris dans des engagements qui ne se croisent pas.

Un groupe d'élèves de l'école Lavigerie

«Trois ans après l’indépendance algérienne, je suis parti avec un groupe d’élèves d’Angers, pour un stage de service dans la casbah, dans notre ancienne école Lavigerie. Un prêtre pradosien et un prêtre diocésain  y avaient créé un centre d’alphabétisation pour jeunes de plus de 14 ans. Le pays exsangue, essayait de faire un gros effort de scolarisation, mais avait décidé de sacrifier les plus de 14 ans. "L’examen d’entrée" dans le centre étais simple. "Comprends-tu le français ?". Si le gamin répondait "non" …  c’était qu’il était d’un niveau trop élevé pour le centre ! » F. P. Fromy


École Saint-Paul à Skikda-Philippeville
Un militaire enseignant

Les évènements

Le conflit algérien s’étend sur la période 1954-1962, égrenant les violences qui marquent les guerres civiles (massacres du Constantinois à Skikda en 1955, bataille d’Alger en 1957, campagnes militaires en 1958-1961, etc.) et s’achevant – au gré des options des historiens -  avec la déclaration d’indépendance de l’Algérie en juillet 1962. 

L’insécurité croissante entraine dans un premier temps un afflux de population européenne dans les grandes agglomérations, et les effectifs des pensionnats augmentent. Les tensions s’accroissent également dans la population européenne où se distinguent les natifs (« pieds noirs ») des métropolitains de passage, ceux favorables ou opposés à l’indépendance ou à la poursuite des opérations militaires.
Les Frères d’Algérie sont pris dans ces tensions, avec le souci d’assurer la sécurité de leurs élèves et de garder la confiance de leurs parents. Des militaires assurent la surveillance aux entrées des établissements. Mais les Frères voient leurs écoles se vider peu à peu au gré des départs pour la France des familles et des enseignants qui fuient les évènements.

Les Frères appelés du contingent en service durant le conflit font partie des 1 343 000 appelés, maintenus (18 à 30 mois) ou rappelés qui, entre 1954 et 1962, participent au « maintien de l’ordre en Afrique du Nord (AFN) ». Un recensement mené pour l’Union des Frères Enseignants (U.F.E.) en 1956 évalue à moins d’une centaine le nombre de Frères engagés sur le terrain en Algérie.

Après un court temps de formation en France vient l’embarquement à Marseille, l’inconfort de la traversée, l’éblouissement à l’arrivée à Alger ou Oran, la perplexité devant une société multiculturelle aux rapports complexes, la chaleur de nouvelles camaraderies, le charme de l’exotisme et de l’aventure qui se transforme en bénéfique maturation, en mission humanitaire… ou en lent abrutissement… en crise morale… parfois en détresse profonde. Le niveau de responsabilité, le grade, étant un élément majorant dans le degré d’implication.
La réinsertion en France au retour n’est pas la moindre des épreuves. 

F. Noël Bois sur le bateau
Pendant une opération
Convoi militarie
Médaille militaire

« Lorsque le général Blanc, en juillet 1958, résolut de vider les « planqués » de l’administration militaire, il me fut laisser le choix de partir ou de rester (…) Malgré les atrocités que je savais, par le journaliste de  Combat  qui était à mes côtés, je décidai d’aller, sur place, faire "l’expérience" de ce que j’ignorais, de vivre une aventure périlleuse, sachant que j’avais souvent monté la garde auprès des corps revenus d’Algérie dans les églises parisiennes. (…) Je passai finalement 14 mois à faire de "l’humanitaire" en prenant la responsabilité de l’école de garçons, une cinquantaine de gamins. Avec le capitaine, je réunis les filles qui ne connaissaient point le français et les scolarisai avec les garçons à partir de juillet 1959. La mixité arabe exista de fait avant celle des "Français" » … F. E. Nevonnic


Soldat et chrétien

Pour les appelés au service militaire

La période de service militaire a toujours été l’objet d’une grande attention de la part des Supérieurs depuis l’obligation en 1889 qu’ont les Frères de l’effectuer. 

Certains bénéficient de la bienveillance accordée à l‘Institut, par les ministères concernés, en effectuant leur service comme enseignants dans les écoles de Frères au Proche-Orient (jusqu’en 1962).
Pour les autres, cette expérience de promiscuité sociale et culturelle constitue une rupture existentielle dans un parcours d’engagement souvent protecteur qui engage la responsabilité quant à ses conséquences humaines. Aussi la congrégation veille à préparer le futur Frère-soldat, fort de l’un ou l’autre vade-mecum, et à maintenir le lien avec les appelés via des bulletins d’information, des correspondances occasionnelles ou suivies associant parfois la famille. Les Supérieurs peuvent s’appuyer sur le Vicariat aux armées - avec lequel les correspondances sont abondantes -  et les aumôneries militaires qui veillent à l’accompagnement spirituel et délivrent les lettres testimoniales, sorte de certificat de bonne conduite ouvrant droit à la réintégration à la vie religieuse en fin de période.

Ce suivi pastoral est diversement ressenti selon que l’affectation isole le Frère-soldat au plus près des combats ou le positionne auprès des centres de décisions et de regroupements. 

Règlement du Frère-soldat
Vicariat aux armées
Début d'un article du Vicariat aux armées

La Grande Guerre est l’occasion du plus intense engagement moral vécu par les congrégations religieuses et les aumôneries militaires. S’y structure sans doute une tradition – une culture, un langage -  qui sait articuler une double fidélité à l’Église et à l’institution militaire dans un contexte où la cause défendue légitime une guerre « juste » peu remise en cause (l’objection de conscience reste rare, et l’insoumission, cantonnée aux exilés des lois de 1904).

La particularité algérienne

Ce n’est pas le cas pour cette « guerre sans nom » qu’est la guerre d’Algérie à la légitimité discutable (jus ad bellum) et qui va de plus en plus questionner le respect de la morale et du droit (jus in bello – pour reprendre le débat traditionnel). De fait le Vicariat aux armées et les églises de France et d’Algérie ne se mobilisent pastoralement qu’au gré de la montée en puissance des « évènements » et de la violence des moyens qui s’y déploie. L’Église est traversée, tout comme la société civile, par le débat de plus en plus vif opposant indépendance et « Algérie française - Algérie chrétienne », avec ses appuis « extrêmes » en faveur du F.L.N. ou de l’O.A.S..

L'engagement de Mgr Duval

Nommé archevêque d’Alger en mars 1954, Monseigneur Léon-Étienne Duval (1903-1996) est une autre figure marquante de l’Église d’Algérie.  Il affirme ses prises de position précoces sur l’autodétermination et son appel à condamner la torture dès les années 1955-1956, occasionnant des clivages parfois radicaux au sein de la communauté catholique des quatre diocèses algériens. 

Les aumôneries militaires vont peu à peu élaborer un enseignement moral dans divers documents publiés à partir de 1959, invitant chacun à s’interroger sur la moralité de ses actes, donnant des éléments de discernement, dénonçant précisément les actions condamnables, sans juger les hommes qui les pratiquent… connaissant leurs doutes et leurs quêtes. Aumôniers et religieux se doivent de jouer un rôle d’accompagnateurs discrets vis-à-vis de la hiérarchie militaire. Leur influence directe auprès des commandements sur le terrain, souvent attendu, jouera son rôle.


« Le seul souvenir très négatif de l’arrivée à Laverdure, sous une pluie battante, a été de voir un Arabe les mains liées à un poteau et assis dans la boue du camp. Ce fait rejoint le problème de la torture qui, m’a–t-on dit, était pratiquée par un capitaine et quelques personnes. (…) Ma vie militaire dura de septembre 1957 à août 1959. (…) J’ai eu la chance d’aller deux fois à Lourdes pendant cette période. (…)  J’ai suivi pas mal de recollections à Souk, au presbytère. Et j’ai constaté, au fur et à mesure des mois que le nombre de « séminaristes et assimilés-officiers » diminuait sensiblement. Je pense que le problème de la torture est une des raisons de cette diminution. » F. M. Mézière


Un village dans la montagne algérienne
Une oasis

De rares témoignages

Quelques parcours de Frères-soldats ont été recueillis par le Frère P. Macheboeuf (1925-2003) autour des années 1990-2000. Sur la centaine de Frères anciens combattants encore en activité recensés, une vingtaine livrent un témoignage plus ou moins développé. D’autres témoignages existent sans doute dans des dossiers individuels. La rareté des informations s’explique aussi sans doute du fait qu’entre 60 et 80% des Frères de la génération mobilisable sur cette période (nés entre 1925 et 1940) ont abrégé leur engagement religieux, dont environ la moitié après 1962. 

Les correspondances entre les Supérieurs et les instances ecclésiales et militaires donnent des éléments abondants relatifs à la gestion administrative des Frères appelés concernant leur affectation ou des demandes de report. C’est dans ces sources qu’il est fait mention de Frères ayant objecté aux ordres et subissant des représailles par dégradation ou mutation disciplinaire mettant leur vie en danger (cote 10D1969). La correspondance des Supérieurs reste à explorer.
Il ne semble pas qu'il y ait eu des Frères parmi les victimes de la guerre d'Algérie.

À l’issue de cette guerre, l’Église d’Algérie changera radicalement de visage, cessant d’être une présence coloniale pour devenir présence chrétienne.
L’objection de conscience prend visage dans le champ sociétal et deviendra progressivement une option civique légalement recevable.  

Le service militaire se diversifie début 1959 pour envisager la possibilité de l’effectuer sous la forme de coopération technique et culturelle tandis que les anciennes colonies obtiennent leur indépendance. Les Frères semblent être parmi les premiers à en bénéficier dès septembre 1962.

Bruno Mellet

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