On peut penser que l’éducation physique et sportive (EPS), comme discipline scolaire, est apparue en France avec les lois Ferry en 1880. La loi révèle une pratique existante ancienne. Dans les écoles des Frères, les exercices physiques encadrés sont repérés à la toute fin du XVIIIe siècle. Cette pratique s’institutionnalise rapidement, dès les années 1820, dans les grands pensionnats qui se recomposent au sortir de la Révolution, et qui inaugurent leurs premiers gymnases et bassins de natation les décennies suivantes.
Les deux précepteurs de Gargantua, Anagnôstês et Gymnaste, associant éducation de l’esprit et du corps, illustrent l’émergence de l’idée d’éducation physique au siècle de la Renaissance. Un souci d’intégrer le corps dans un programme éducatif humaniste et chrétien qui s’inscrit en particulier dans les collèges tenus par les jésuites : la récréation et sa cour, les longues marches, les jeux de balles et de paumes. Cette volonté d’articuler culture de l’esprit et du corps structure à un autre niveau les écoles élémentaires chrétiennes qui prennent forme au XVIIe siècle avec Barré, Démia et de La Salle. Toutefois, la petite école de l’Ancien Régime doit veiller à créer et gérer un espace, souvent réduit, permettant un apprentissage fondamental rapide et efficace pour les enfants du peuple partageant tôt avec les adultes la pénibilité des tâches quotidiennes ou leurs jeux traditionnels.
Chez les Frères, Il faut attendre les années 1780 pour trouver mention, dans les grands pensionnats qu’ils ont ouverts, de cours de récréation et de jeux encadrés. Les cours d’équitation, d’escrime et de danse sont, de même que les leçons de musique, donnés par des laïcs que les familles doivent rétribuer en supplément. Cette fin du 18e siècle voit se cristalliser la culture physique, et tout particulièrement la gymnastique, comme discipline éducative à travers les réflexions des abbés Fleury (1640-1723) ou Coyer (1707-1782) et bien sûr celles des philosophes des Lumières. Ces idées vont traverser la période révolutionnaire et impériale portées par la culture militaire qui structure la société de l’époque. Entre temps, en Angleterre, la notion de jeu prend figure moderne de sport, compétition structurée par des règles, ne traversant la Manche qu’au siècle suivant.
Au sortir des guerres impériales, la culture physique, avec ses accessoires et ses premières règles, se voit diffusée et encadrée par d’anciens militaires qu’on retrouvera fréquemment comme moniteurs de gymnastique dans les établissements scolaires jusqu’à la veille de la grande guerre. L’un des premiers gymnases publics date de 1818 et est l’œuvre d’un colonel d’empire espagnol Francisco Amoros (1769-1848), auteur d’un des premiers manuels d’éducation physique publié en 1830. Cette culture de la discipline physique se retrouve dans la pédagogie de l’enseignement mutuel qui se développe par cycles entre 1815 et 1853, pédagogie empreinte de militarisme, introduisant la gymnastique et d’autres nouvelles matières dans les parcours scolaires. La pédagogie concurrente, celle de l’enseignement simultané porté par l’école des Frères, s’inspire, elle aussi des innovations de l’époque qu’elle intègre au parcours scolaire et adapte. Les Frères ont la réputation d’accorder beaucoup d’importance aux récréations et de maitriser toute une technique des jeux.
Les décennies 1830-1840 voient les Frères se réunir à six reprises en Chapitre Général pour mettre à jour leur manière de conduire les écoles et les matières enseignées. La loi Guizot de 1833 sur l’enseignement primaire permet désormais de construire sur un socle stable et de se projeter dans l’avenir. Le plan d’école avec sa cour devient la norme. Des grands pensionnats sont rouverts ou fondés pour répondre aux besoins éducatifs d’une nouvelle société plus urbaine et industrielle, plus ouvertes aux modes sportives. La gymnastique apparait dans les palmarès de fin d’année sur le même plan que les activités libres comme la musique vers les années 1840 (PIC Béziers 1847, Lazaristes Lyon 1844). Les premiers gymnases apparaissent sur les plans d’établissement (Béziers 1844, Marseille 1861) durant cette même période au cours de laquelle, par ailleurs, les Frères s’engagent dans l’animation des patronages où bon nombre d’activités sportives vont peu à peu s’enraciner. Naissent ici et là des fêtes de la gymnastique associée aux défilés et aux fanfares, par exemple à Passy, pensionnat où, pour l’anecdote, on pratique les baignades dans la Seine en 1842 avec autorisation de l’évêque.
La culture physique est donc déjà une activité à la fois récréative, intégrée au cursus, ou périscolaire, encadrées par les Frères de manière directe ou indirecte (confiée à des laïcs) quand les textes réglementaires Falloux (1850), Fortoul (1854) et Duruy (1867 et 1869) structurent cet enseignement à tous les degrés (diversement appliqué dans le secondaire) et créent un certificat d’aptitude spécifique pour les formateurs.
Une dynamique relancée par l’esprit de revanche qui suit la défaite de 1871, perdure jusqu’en 1914, avec l’épisode des bataillons scolaires (1882-1891) où la pratique des armes et des exercices militaires s’invite aussi dans les écoles des Frères. Les Frères nés en 1869 vont être les premiers à effectuer leur service militaire (entre un et trois ans) suite à la loi Freycinet de juillet 1889, devenant de fait au moins familiers des exercices physiques encadrés.
La « leçon de gymnastique » se développe réellement avec la loi Ferry du 27 janvier 1880. Elle sera convertie en « cours d’éducation physique » après-guerre, période où les conceptions militaires ou hygiénistes laissent place à de véritables pédagogies du mouvement qui prennent alors leur essor. Le directoire pédagogique édité par les Frères en 1903 (année du Tour de France) – en même temps qu’une édition rénovée de la Conduite des écoles – développe un grand chapitre sur la gymnastique, mettant en phase les initiatives anciennes avec les programmes scolaires du temps. Parallèlement, les activités sportives ont pris de plus en plus de place.
La culture sportive anglo-saxonne diffuse à partir des années 1860 avec les premiers clubs d’athlétisme ou de jeux de ballons ainsi que les toutes premières fédérations. Présents depuis les années 1845-1855 aux États-Unis et en Grande-Bretagne, les Frères ont probablement introduit cette culture dans les grands pensionnats et leurs annexes campagnardes assez rapidement. Les amicales des anciens élèves, très actives depuis les lois de laïcisation, sont aux avant-postes dans ce domaine sportif. Les premiers jeux olympiques de 1896 et la loi sur les associations de 1901 enracinent le sport dans la culture française.
L’Église est, comme on le sait, très présente et active dans ce domaine dont elle perçoit l’enjeu éducatif et pastoral au service de la jeunesse. À la croisée des patronages et des écoles catholiques se créent, dans les années 1900, des fédérations sportives masculines et féminines : l’UGSEL en est l’une d’entre elle, fondée en 1911, et où les Frères trouveront rapidement à s’engager contribuant à mettre le sport à portée des milieux populaires… en leur offrant l’accès à des terrains de jeux.
C’est dans l’entre-deux guerres que se structure l’éducation physique et sportive (EPS) tandis que les Frères reprennent leur vie commune après l’exil de 1904, enrichis pour certains par des expériences éducatives vécues à l’étranger. Les Frères sécularisés, par ailleurs, ont pu s’impliquer plus directement. L’EPS devient un marqueur de la qualité éducative des établissements en se conjuguant à tous les modes. Et les réputations sont à cultiver : les tournois inter établissements deviennent courants, défilés et fêtes sportives s’enchainent. Certains anciens en sont à regretter la place majeure qu’occupait la musique avant que le sport n’exerce une « tyrannie » accusée par ailleurs d’affaiblir la discipline intellectuelle. La guerre a imprimé sa marque, et les exercices au pas cadencé ou au tir colorent de patriotisme et de préparation militaire bon nombre de pratiques scolaires et associatives que le régime de Vichy maintiendra.
À cette même période, où le scoutisme catholique prend vigueur, les établissements urbains tenus par les Frères commencent à développer des colonies de vacances, après les expériences éparses et de tout format conduites au courant du XIXe (à partir de 1860) souvent en lien avec les patronages. La « colo » chrétienne participe à ce projet de promotion d’un sain équilibre de l’être humain éduqué dans toutes ses dimensions.
Lorsque l’école catholique s’arrime aux normes du public en 1960, sa pratique de l’EPS s’est enrichie de solides traditions nourries par les initiatives des Frères chargés des récréations et des compétitions sportives : le Frère directeur des sports, que l’on retrouve exerçant à Grenoble, Reims, Dijon, Quimper, Béziers, Bordeaux, etc. dès les années 1940. Plus tard Frères instituteurs, PEGC ou professeurs d’EPS sont munis de diplômes spécifiques. Ces éducateurs-entraineurs et arbitres s’impliquent dans l’organisation de tournois régionaux en lien avec des fédérations sportives, leur donnant un cadre pastoral. Ils sont bien souvent à l’origine de clubs et d’associations qui animent tout à la fois des disciplines sportives (skis, VTT, natation, rugby etc.) et des colonies de vacances dont certaines développent leurs structures pour devenir centre d’accueil pour stages de football, classes de neige, de mer ou de découverte.
Le sport se « scolarise » au fur et à mesure que les disciplines sportives se structurent, que la pratique se professionnalise, que la demande s’exprime, dans l’enchainement des générations. Ce processus est étonnamment rapide jusqu’au XXe siècle, cet « étrange siècle du sport » (Mauriac). Les Frères, au gré d’une posture religieuse qui évolue, ouvrent constamment leurs écoles à la nouveauté avec un pragmatisme éducatif qui sait contourner les rigidités de l’époque et apportent leur contribution à l’accession des milieux populaires aux jeux et aux sports.
Bruno Mellet