Dans son numéro de juillet 1921, le Bulletin de l’Institut publiait sous ce même titre un long article commémorant avec solennité le premier centenaire de la mort de Napoléon Ier à Sainte-Hélène. Grand Homme aux multiples facettes - dernier des Condottieres ou premier des dictateurs modernes, etc. - Napoléon a donné à la société française contemporaine la structure institutionnelle sur laquelle elle repose pour l’essentiel, y compris pour son système éducatif. Ce deuxième centenaire peut nous inviter à cette question : l’Institut des Frères des Écoles chrétiennes est-il un héritage napoléonien ?
La loi du 18 août 1792 entraine la suppression de l’Institut en France et la dispersion des 850 Frères œuvrant dans quelques 116 établissements à travers le pays, où ils ont pu marquer les esprits. Quelques Frères s’exilent en Suisse ou en Italie. D’autres demeurent en France, isolés ou regroupés, là où ils bénéficient du soutien du clergé ou des autorités locales. L’Institut va renaitre à partir de ces quelques dizaines de Frères réunis, après bien des péripéties, autour du Frère Frumence (1747-1810), supérieur désigné par le Pape Pie VI (1717-1799) en 1795.
C’est le successeur de ce dernier, le Pape Pie VII (1742-1823), qui « signe » en 1801 avec Bonaparte, alors premier consul (1799-1804), un Concordat destiné à rétablir une certaine paix religieuse en assurant le pouvoir de l’État sur l’Église, dans un climat de méfiance réciproque appelé à perdurer. Bonaparte peut faire consacrer Archevêque de Lyon son oncle Joseph Fesch (1763-1839) en 1802.
Cette même année, la loi du 11 Floréal an X (1er mai 1802) met en place une nouvelle organisation de l’Instruction Publique avec la création d’un secteur primaire à la libre initiative des communes et un secteur secondaire avec les Lycées. Cette loi, dans laquelle Bonaparte s’implique personnellement, est l’œuvre de A.-F. Fourcroy (1755-1809) qui reprend des travaux de J.-A. Chaptal (1756-1832) - deux chimistes engagés en politique. Dès lors on voit des groupes de Frères, ici ou là, ouvrir des écoles primaires : dès le 3 mai 1802, pour les Frères de Lyon, puis ceux d’Orléans, de Villefranche-sur-Saône, de Toulouse, de Valence et de Paris, etc. Le pouvoir va devoir répondre à la très forte demande des collectivités locales qui doivent gérer des secteurs de la santé et de l’éducation sinistrés et appellent au retour des congrégations de Sœurs hospitalières et de Frères enseignants. Le premier consul va devoir manœuvrer pour restaurer ces figures de l’Ancien Régime tout en sauvant les apparences de celles qui y ont mis fin, dans une vision très utilitariste de la religion, et bientôt très autoritaire.
Joseph Fesch a à peine le temps de prendre ses fonctions à Lyon qu’il est créé Cardinal en 1803 et ambassadeur à Rome où sa double loyauté envers son neveu et le Pape sera source de tensions. S’il doit quitter Lyon souvent, il s’y montre un administrateur et un pasteur engagé, même à distance. Parcours insolite pour celui qui fut un temps commis pour l’armée d’Italie et demeurera grand collectionneur de tableaux , retrouvant un état clérical abandonné un temps par une conversion réelle après le Concordat. Son attachement au diocèse de Lyon lui fait refuser une démission de son siège après s’être exilé en Italie en 1815. C’est, conseillé par le clergé local, qu’il va faire connaissance des Frères encore regroupés à Lyon et qu’il les retrouve tenant des écoles à Rome. Les Frères lyonnais vont bénéficier de son soutien constant par l’intermédiaire de son vicaire, l’abbé Jauffret (1759-1823), tout à la manœuvre sur la période 1802-1804 pour leur procurer cette existence légale qu’ils réclament.
L’abbé Jauffret a ses entrées auprès de J.-É.-M. Portalis (1746-1807). Ce dernier est un juriste connu comme corédacteur du Concordat et du Code Civil. Ce croyant sincère est chargé de réorganiser les cultes fin 1801 et en sera le ministre de 1804 à 1807. Si le Concordat, texte bref et assez vague, redonne une certaine liberté à l’Église catholique, il ne traite pas des congrégations religieuses dont la reconnaissance légale s’effectue dans un mélange de confusion, d’ignorance, de bonne volonté et d’initiative personnelle tandis que la loi d’août 1792 qui interdit les congrégations « court encore ». Ce qui n’empêchent pas les Sœurs de la Charité d’être reconnues dès octobre 1803. Le plaidoyer en faveur des Frères de Lyon, porté par l’axe « Fesch, Jauffret et Portalis » aboutit à un rapport qui propose de rétablir leur « association pour l’instruction gratuite de la jeunesse » et de la fixer à Lyon : rapport griffonné d’un célèbre « approuvé le 11 Frimaire an XII » (3 décembre 1803) signé de Bonaparte .
Plus officiel, le décret du 22 juin 1804 autorise quelques congrégations religieuses à se reconstituer moyennant visa de leurs statuts : Lazaristes, Prêtres des Missions Étrangères, Sœurs de Saint-Thomas et Sœurs de Saint-Charles. Les Frères ne sont pas mentionnés, mais ils vont pouvoir se réorganiser autour de ce centre lyonnais où va s’établir leur supérieur, le Frère Frumence, fin 1804 tandis que Napoléon se fait empereur. C’est à cette même période que Fourcroy lance une enquête auprès des préfets pour faire l’état des lieux de cette association de Frères (appelés scolars et plus souvent ignorantins) susceptible d’assurer l’éducation primaire du pays selon un projet de loi (10 mai 1806) qui fonde l’Université Impériale, plaçant les deux degrés de l‘enseignement sous l’autorité centrale de l’état. Auparavant, l’Empereur a mis sa main personnelle à la rédaction du catéchisme impérial institué par décret (avril 1804) comme catéchisme unique de l’Église de France à enseigner dans toutes les écoles : honorer et servir Dieu et l’Empereur s’intègre à un 4e commandement où Dieu et César font mauvais ménage… Un catéchisme – inspiré de ceux de Fleury et de Bossuet - accueilli avec tiédeur et qui s’évaporera dès l’abdication de 1814.
Catéchisme et université sont parmi les piliers d’un formatage des esprits que servent bien plus les victoires militaires et leurs récits. L’Université impériale voit le jour par le décret du 17 mars 1808 – entre la victoire de Friedland et la guerre d’Espagne - dont l’article 109 spécifie que Les Frères des Écoles chrétiennes seront brevetés et encouragés par le grand-maître, qui visera leurs statuts intérieurs, les admettra au serment, leur prescrira un habit particulier, et fera surveiller leurs écoles. Les supérieurs de ces congrégations pourront être membres de l’Université. Cette concession aux « Frères enseignants » (présents et à venir) ne sera pas du goût de bon nombre de politiques et Napoléon a dû défendre son option : On prétend que les écoles primaires tenues par les Frères pourraient introduire dans l’université un esprit dangereux ; on propose de les laisser en dehors de sa juridiction. (…) Je ne conçois pas l’espèce de fanatisme dont quelques personnes sont animées contre les Frères, c’est un véritable préjugé. Partout on me demande leur rétablissement ; ce cri général démontre assez leur utilité… (année 1806).
Fourcroy cède le dossier au premier grand maître Louis de Fontanes (1757-1821), écrivain monarchiste et catholique, toléré par l’Empereur, récompensé par Louis XVIII, et grand organisateur du système scolaire national. Il va accorder toutes facilités aux Frères pour assurer le développement de leurs écoles : pressé par le cardinal Fesch, il vise leurs statuts le 4 août 1810 sans modifications. Peu à peu, les Frères se voient exemptés de l’habit, du serment, du service militaire et de l’obtention individuelle du Brevet etc. Les Frères bénéficient de la constante bienveillance d’une université dont ils restent à la marge avec une belle autonomie. Les noviciats émargent un temps au budget de l’État. De la trentaine de Frères tenant 9 écoles avec 1 600 élèves en 1803 on passe à 310 Frères pour 89 écoles et 18 300 élèves en 1815.
Le Frère Gerbaud (1760-1822) a succédé au Frère Frumence en 1810, et doit gérer la transition avec les gouvernements de la monarchie restaurée qui maintiennent l’Université tout en se montrant de plus en plus interventionnistes sur les plans pédagogiques et administratifs. Les besoins éducatifs sont tels que l’époque voit se multiplier les fondations de nouvelles familles de Frères Enseignants œuvrant dans les pas de leurs Frères ainés et obtenant rapidement leur légalisation à partir des années 1820.
Au clan Bonaparte, au cardinal Fesch et à son illustre neveu, l’Institut saura donc exprimer toute sa gratitude à l’unisson de cette nostalgie de grandeur qui étreint la France en période de crise.
L’article 109 constituera la reconnaissance légale de l’Institut par l’État français jusqu’en 1904 où il est abrogé. Disparu des textes de loi, il est resté présent dans la mémoire collective des Frères mais également dans celle de l’administration : la reconnaissance légale de l’Institut sera rétablie en l’année 2000, confiance mutuelle retrouvée.
Un héritage napoléonien en quelque sorte.
Bruno Mellet
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