Durant une quinzaine d’années, la communauté de Notre-Dame de La Blache (Pont-Saint-Esprit) a pu proposer à ses visiteurs une singulière animation pédagogique et musicale conduite par un Frère au fort accent espagnol improvisant du bout des doigts et des pieds les vocalises les plus inattendues et les plus envoûtantes de bouquets de tuyaux de carton raccordés à un aspirateur, dévoilant ainsi aux spectateurs ébahis les mystères du roi des instruments : l’orgue.
L’orgue, cet instrument dont la tessiture englobe celle de tous les autres instruments, qui permet à un soliste de jouer certaines versions orchestrales, qui peut tout à la fois murmurer ou écraser de sa puissance sonore, faire vibrer les cœurs dans les registres populaires comme liturgiques ou symphoniques, dont le talent s’épanouit dans l’improvisation musicale, s’est enraciné et développé dans les lieux de cultes chrétiens dès le XIIe siècle par l’intermédiaire du chant choral qu’il accompagne et magnifie (organum : instrument / polyphonie liturgique).
Comme l’évoque le Concile (Vatican II) : « On estimera hautement, dans l’Église latine, l’orgue à tuyaux comme l’instrument traditionnel dont le son peut ajouter un éclat admirable aux cérémonies de l’Église et élever puissamment les âmes vers Dieu et le Ciel ». (Constitution sur la Sainte Liturgie).
Cette osmose musicale avec les psaumes, cantiques, hymnes et autres motets font de l’orgue ou de l’harmonium, les instruments qui soutiennent quotidiennement les offices des religieux ainsi que sont les Frères des Écoles chrétiennes. Leur vie religieuse a développé tout au long de son histoire une culture musicale transmise lors des parcours d’initiation constitués des étapes du Petit-Noviciat (Juvénat), du Noviciat ou du Scolasticat (cycle d’étude approfondi).
Les jeunes Frères les plus prometteurs étaient ainsi poussés à la maîtrise du solfège, du chant et tout particulièrement à l’apprentissage de la fonction essentielle d’organiste. En éducateurs prompts à transmettre, les Frères ont édité de nombreux ouvrages destinés à l’apprentissage du solfège, du chant liturgique et de l’orgue.
L’effervescence artistique et musicale du XIXe siècle a permis l’épanouissement de quelques talents de compositeurs [Frère Léonce (1819-1909) ou Frère Albert-des-Anges (1842-1914)] et l’établissement d’une tradition éducative musicale (fanfares, harmonies, orchestres, chorales) faisant la réputation des écoles de Frères.
Le Frère Pablo Lecumberri (1919-2010), navarrais d’origine, a suivi ce parcours et porté cette tradition. Il quitte sa famille à 14 ans pour effectuer un long parcours de formation qui le conduit en Catalogne, puis en France, en Belgique et en Espagne.
C’est le temps durant lequel il fait l’apprentissage de la musique d’orgue pour enfin exercer ses talents d’organiste et de chef de chœur, en plus de son métier de professeur d’espagnol et d’allemand, au pensionnat d’Avignon et à la Principauté de Monaco pour l’essentiel de sa carrière.
Les paroisses et communautés religieuses de la Principauté où il demeure 24 ans, vont bénéficier de ses talents d’organiste liturgique soit à l’orgue de chœur soit au grand orgue. Cette fonction d’Église exige une intériorité et une sensibilité liturgique affinées. L’organiste est animateur efficace des chants de l’assemblée et interprète des œuvres du répertoire pour orgue annonçant et célébrant par la musique le Mystère du salut. Il commente la Parole de Dieu, conduit au silence, à la louange et à la méditation, entrant ainsi dans l’action liturgique dont il donne une dimension poétique par ses ornementations, ses préludes, postludes et interludes. Il accompagne les rituels, épanouissant leurs symboliques par un rythme et une régistration adaptée, colorant le temps liturgique de ses nuances.
Il est organiste de la paroisse Saint-Charles à Monte-Carlo et les paroisses de ce petit diocèse font appel à lui pour toutes sortes d’extra (mariages, offices, concerts…) dont ceux accomplis à la chapelle palatine à l’occasion de la première communion de la princesse Caroline. Grand souvenir, avec celui de la reconnaissance princière qui élève le Frère Pablo au rang de chevalier de l’Ordre du mérite culturel en 1981.
C’est sur l’orgue de la chapelle du pensionnat d’Avignon qu’il semble pratiquer la facture d’orgue pour la première fois en y ajoutant des jeux. Mais c’est lorsqu’il prend sa retraite en 1984 à la communauté d’Èze qu’il monte ses premiers orgues complets. A-t-il étudié Bedos de Celles, cet auteur de référence, qui met à la portée des non lettrés, par le dessin, cet art fort complexe ? Construire un orgue dans les règles de l’art n’est probablement pas son projet tout à la fois ludique et éducatif.
À Èze, il réalise deux orgues de facture originale assemblés avec les moyens du bord : aspirateurs bricolés pour la soufflerie, tubes de carton ou de pvc de différentes dimensions pour les « bourdons » et les « flûtes », tuyauteries de plastique, « olives » de pêcheurs pour les soupapes et bien d’autres matériaux aussi inattendus pour réaliser ces orgues sur lesquels le facteur enchaîne allègrement pièces de Bach et pasodobles. Seuls les claviers ont une origine identifiable.
Arrivé à la maison de retraite des Frères de La Blache en 1993, il édifie plusieurs orgues dans un local où il proposera les animations musicales qui feront le bonheur des petits et des grands. Là, il sait partager la passion du facteur d’instrument toujours à la recherche de nouveaux sons, découpant et taillant toute sorte de tuyaux pour en extraire la note au ton et au timbre ouvrant à de nouvelles émotions et à de nouveaux univers sonores.
Entre orgue, harmonium et orgue de barbarie, il fait basculer son public du registre des toccatas à celui des chants d’oiseaux et des cris animaux accompagnant la marseillaise à la grosse caisse.
« Comme un héros sorti d’un conte musical, (…) Pablo dévoile deux passions : la pédagogie et la musique instrumentale, un bouquet magique que les enfants hument à s’enivrer. Il a l’art d’expliquer le vent, l’air source de vie, qui se mue en artisan des sons et des notes de musique. Son exposé, tout en finesse, est centré sur la magie ou le mystère du va et vient de l’air dans les tuyaux (…). Il suffit de voir et d’entendre pour comprendre et bientôt tout savoir de la physique des jeux d’orgue (…). L’homme ici s’anime, gesticule, s’esclaffe, rit, sourit, s’illumine, s’envole, se transcende. Il pérore, dit, chante, raconte (…). Pablo déplace les façades de cartons agrémentées de fioritures de papier doré ou argenté et dévoile les tuyauteries musiciennes. Silence, le temps de la découverte est là ! (…). Il branche ici, débranche là, rebranche encore, les fils et les prises multiples se croisent, se marient, s’unissent… la musique est là ! (…) Pas de musique gravissime, grandissime, de la musique pour tous, de la musique à aimer. Une pincée de fantaisie, d’humour avec de l’animation de figurines : la petite vache s’anime avec l’ut, le zèbre bascule avec le ré, l’oiseau vole avec un si (…). Le maître s’active sur les pédales de fortune, il cale, leste… la machinerie s’affole… des tubes de bouteille à demi pleine… la valise musicale se métamorphose en caisse de résonnance remplaçant la percussion. Jamais aucune valse ne sera plus endiablée que celle qui clôt cette récréation. La pièce est surchauffée… Pablo a une mèche rebelle qui se dresse, la mèche des grands maîtres. La séance s’achève. »
Bruno Mellet