Une pastorale des migrants en Afrique

Avril 2021

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L’activité missionnaire des Frères des Écoles chrétiennes en Afrique et à Madagascar a pris le plus souvent le visage de l’institution scolaire, parfois accompagnée d’ateliers ou de fermes de production pour développer l’apprentissage et financer les œuvres. C’est dans la mouvance du concile Vatican II que des Frères s’engagent dans de nouveaux chemins d’évangélisation et d’accompagnement éducatif.
Au Cameroun, ils participent ainsi à l’organisation sociale de nouvelles communautés villageoises issues de la migration, sur la période 1980-2000.

Les villages pionniers près du pont sur la Sanaga

Généalogie d'un projet : de la promotion individuelle à la promotion collective

Cette migration est celle d’une population implantée dans la zone forestière du sud-Cameroun, quittant progressivement un département rural surpeuplé (la Lékié) depuis les années 1960, pour s’installer dans le département voisin (le Mbam) aux terres encore libres et fertiles. Le fleuve (la Sanaga) qui sépare les deux territoires est franchi par un pont, construit en mars 1978, dans le but de faciliter le flux migratoire. Les migrants qui tentent l’aventure, poussés par des conditions économiques qui se dégradent et portés par l’espoir d’une vie meilleure, sont laissés à eux-mêmes sans aucun cadre juridique ou logistique : tout est à construire dans cette zone pionnière (routes, maisons, etc.) à commencer par un nouveau tissu social.

L’archevêque de Yaoundé (la capitale, proche), Mgr Jean Zoa (1922-1998), originaire de ce secteur, implique l’Église dans cet Exode d’un peuple qui espère, cherche à se libérer de la misère, se met en mouvement pour construire une humanité meilleure. Acteur du concile Vatican II (1962-1965), Mgr Zoa porte ce projet de développement intégral de la personne humaine énoncé dans les textes conciliaires et explicité dans l’encyclique Populorum progressio (1967).

Mgr Jean Zoa

C’est dans ce même mouvement de réforme ecclésiale et culturelle que les Frères s’inscrivent quand ils adoptent leur Déclaration (1967) : la mission éducative du Frère ne se limite pas au monde scolaire mais s’ouvre à toute situation ayant un enjeu d’éducation intégrale, thème majeur des textes conciliaires sur l’éducation catholique. Le renouveau de la mission éducative des Frères de France sera porté dans cet esprit par le Bureau Pédagogique (1967) avec Frère Didier Piveteau (1924-1986) et celui de la politique missionnaire par le Secrétariat au Développement (SAD, 1968) avec le Frère Honoré de Silvestri (1920-1991). Ce dernier, responsable des missions entre 1974 et 1990, jouera un rôle clé dans le montage des projets des Frères français au Cameroun en lien avec les supérieurs respectifs.

► En Afrique, le modèle unique de l’école à l’européenne montre des inadaptations aux besoins du développement humain propres aux cultures rurales africaines. C’est ce que souligne de manière réitérée les congrès des enseignants ou des ministres de l’éducation des pays d’Afrique francophone, auxquels des Frères du SAD sont amenés à participer. En contrepoids à l’école basée sur la promotion individuelle qui favorise l’exode rural, se développe le modèle d’une école de promotion collective qui veille à former des leaders aptes à transformer et développer leur milieu de vie.

Éditions du CODIAM-LIGEL, 1972 - J. Piveteau

► En France, ce nouveau modèle éducatif est porté par un organisme – le CODIAM – créé en 1960-1961 par un militant de longue date de l’enseignement libre, Édouard Lizop (1917-1995). Ce dernier demande aux Frères de prendre en charge l’animation de stages pédagogiques pour les enseignants africains (avec le Bureau Pédagogique). À partir de 1967, le CODIAM se lance dans l’animation d’écoles de Promotion Collective essentiellement au Burkina Faso et au Cameroun avec le soutien des Frères. Dans cet esprit, en lien avec É. Lizop qu’il rencontre, Mgr Zoa fonde le CEPEC en 1970, organisme chargé de former des leaders pour promouvoir des communautés autonomes, responsables et actrices de leur propre développement : le fondement en est l’évangélisation par le changement social et le progrès collectif. Le CEPEC fait appel à des volontaires, financés par le CODIAM, dont un certain nombre de Frères. C’est dans ce cadre que le Frère Jean Henry, venu du Burkina Faso, met ses compétences d’ingénieur agronome au service du développement communautaire en 1977-1978 dans un secteur de la Lékié où il fait connaissance de l’abbé Bernard Foy (1925-2020).

Bernard Foy avec Jean Henry, vers 1978

Parallèlement, Mgr Zoa s’appuie sur une structure d’animation rurale, le CRAT, qu’il crée en 1970, et sur Bernard Foy pour poser un horizon pastoral à ce mouvement migratoire qui se développe depuis son diocèse. B. Foy, missionnaire fidei donum enraciné au Cameroun depuis 1951, est très impliqué dans la pastorale du développement rural de ce secteur. C’est en équipe avec le Frère Jean Henry que tous deux enclenchent fin 1978 ce qui va devenir le projet Mifoumbe, grâce à la confiance de quelques dizaines de pionniers prêts au départ.


Frère Jean Henry, en layonnage, vers 1979-1980

Le projet Mifoumbe – communauté pionnière

Il s’agit de créer un nouveau village avec les migrants prêts à recommencer une nouvelle existence ailleurs, alors que la migration dans la zone s’effectue essentiellement de manière précaire et anarchique. La communauté des Frères qui s’associe à l’aventure, va constituer un pôle de sécurité et de stabilité encourageant les pionniers à se constituer en une communauté humaine structurée, se dotant, au bout de 5 années d’épreuves et de turpitudes, de sa propre école primaire.

Après avoir jeté les fondations de ce nouveau village, qui se baptise Mifoumbe , avec Ernest Kansia, parmi les tous premiers pionniers, le Frère Jean Henry quitte le projet en août 1981. Il laisse les structures de la maison de communauté aux Frères Pierre Mallet et Bernard Collignon, arrivés fin 1980 pour renforcer ce projet pastoral hors norme.

Depuis mars 1979, date d’installation, la communauté villageoise prend corps à partir d’un comité qui se réunit dans une case communautaire pour s’organiser. Peu à peu le village devient autosuffisant en nourriture. Des maisons individuelles se construisent. En 1982, un pont d’accès est rénové pour le passage d'un marigot ; son inauguration donne lieu à une toute première eucharistie. La maison de communauté achevée accueille alors le Frère Nicolas Printézis venu de Grèce en décembre. Les essais agricoles et de techniques de construction améliorées s’enchaînent avec leur lot de réussites et d’échecs. La communauté chrétienne s’enracine avec la visite des évêques locaux en mars 1984, et la communauté se renforce avec l’arrivée du Frère Jean-Marie Fouqueray en octobre. Avec l’ouverture de l’école primaire publique construite par les villageois en 1985, les familles peuvent s’installer de manière pérenne et s’agrandir, bénéficiant des services d’un centre de santé et d’un économat. Une chapelle est bâtie.

FF. Bernard Collignon, Nicolas Printezis, Jean-Marie Fouqueray vers 1985
Construction d'un abri pour le matériel

Parallèlement, les Frères sont amenés à répondre à la demande de soutien d’autres peuplements migratoires dans la zone élargie dépendant de la chefferie de Talba dès 1984. Les leaders de ces communautés plus disparates font venir les Frères à Téaté – où ils aménagent une maison de communauté – puis à Mont-Tama. De cette présence soutenue émergeront peu à peu écoles, cases de santé, salles de réunion, sources aménagées, etc.

Puis les Frères s’installent de manière plus institutionnelle à Talba. Le Fonds Européen de Développement (F.E.D.) – découvrant l’œuvre et le dynamisme des pionniers lors d’une visite en 1986 – apporte un soutien à grande échelle à partir de 1991, avec la construction d’un Centre de Formation achevé en 1995. Il s’agit de former des animateurs issus de chacun des nouveaux villages dans ce même esprit d’auto-développement communautaire qui a œuvré à Mifoumbe – désormais cas d’école pour de nombreux acteurs de développement au Cameroun.

L’afflux massif de migrants de toutes origines qui s’ensuit avec le plan F.E.D., a totalement reconfiguré cette zone forestière la plus septentrionale du pays. De nouvelles communautés humaines se regroupent à partir d’une route, autour d’un point d’eau, par affinités ethniques ou familiales… mais elles se fondent quand elles sont capables d’ouvrir un avenir pour leurs enfants : en créant une école, mais plus encore, un milieu de vie où se construire.

Bruno Mellet

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D'autres photos

Le secteur de Mifoumbe
Vue aérienne de Talba
Explications à des producteurs
Le dispensaire
Pépinière
Des stagiaires élaborent leur projet
Le premier groupe de stagiaires
Collège Jean Zoa à Talba

Une correspondance du Frère Jean Henry (novembre 1979)

« Je m’étais procuré des photos aériennes de la région du campement, elles devaient être assez anciennes pour se rendre compte que la végétation boisée depuis ce temps avait progressé. Assez rapidement on a trouvé une autre source plus abondante le long d’une dérivation de la piste. C’est là qu’ils ont décidé de construire le village. On a monté une première case pour le matériel, la cuisine et le dortoir. On avait récupéré un nouveau stock de planches et posées en bord de piste pour les reprendre rapidement. Des petites parcelles ont été délimitées le long de la piste, côté opposé à la source, pour que chacun puisse y construire une case

et avoir à l’arrière un espace pour le jardin. Chacun progressivement s’est bâti une case.

Le gros travail au départ fut d’ouvrir des layons dans la forêt pour délimiter les futurs champs. Les gars avaient désiré des parcelles de 8 ha, donc 400 x 200 m. Deux gars taillaient à la machette et j’étais derrière avec une boussole pour tenir la ligne droite. Avec du papier quadrillé j’ai reporté le tracé, estimé la superficie et calculé la longueur des layons correspondants. Pendant que les hommes taillaient, « maman Marie » s’occupait de la cuisine. Elle était très discrète mais bien présente.

Maman-Marie assure l'intendance

Comme les gars travaillaient ensemble pour le futur, un esprit d’équipe s’est créé. Ils avaient conscience de constituer un capital communautaire qu’il fallait protéger. Ils se sont nommés les « Pionniers de la Lékié ». Ils ont élaboré un règlement : le but, les membres, le président, le trésorier, les conditions d’admission, d’exclusion, de participation aux réunions, leurs périodicité… « Maman Marie » s’était fortement opposée à toute exclusion. Une fois approuvé, il était lu aux nouveaux membres qui profitaient de tout le travail déjà effectué ».