Entre 1830 et les années 1950, la Belgique vit un « moment » artistique et architectural intense porté par un puissant développement industriel, urbain et démographique, associé aux aspirations culturelles d’une jeune nation qui doit prendre forme et visage en puisant dans les trésors esthétiques d’un passé brillant. D’un cours dominical de dessin à Gand en 1863, va naitre un réseau d’une douzaine d’écoles des Beaux-Arts essaimant jusqu’au Congo et au Rwanda : les Instituts Saint-Luc.
Avec comme ancêtres les guildes et académies Saint-Luc (patron des artistes) de l’époque médiévale, ce réseau est actuellement regroupé - avec de nombreuses annexes - autour de Bruxelles-Saint-Gilles (1882), de Liège (1879), de Mons (1908) et de Tournai (1878) pour sa part francophone et de Gand (1863) et Anvers (1894) pour sa part flamande. Les cycles supérieurs sont désormais intégrés à l’université catholique de Louvain.
Ces écoles des métiers d’art, d’architecture et de communication, sont associées à l’école d’art de Nyundo (1962) au Rwanda et à l’académie des Beaux-Arts de Kinshasa au Congo (1943). Elles animent un centre de stage et de ressourcement à Lemps (Drôme) en passe d’être… « le village le plus dessiné de France ».
Ces écoles ne limitent plus leur enseignement aux métiers des bâtisseurs de cathédrales gothiques (vitrail, sculpture, peinture, orfèvrerie, etc.), et sont ouvertes à toutes les formations modernes : cinéma, arts visuels, danse, mode, design, bande dessinée etc. On retrouvera parmi les anciens élèves (Franquin) bon nombre d’étudiants français dont Dany Boon...
L’arrivée récente de 140 caisses en provenance des archives des Frères de Belgique-sud nous a donné accès à des éléments d’histoire sur ces institutions éducatives et entre autres sur le récit de leur implantation en Afrique centrale. Par ailleurs abondamment étudiée, l’histoire des instituts Saint-Luc est dotée d’une riche littérature dont la bibliographie flamande est parmi les plus exhaustives.
Officiellement, la première académie Saint-Luc est fondée à Gand en décembre 1866 après de modestes commencements quatre ans auparavant dans le cadre d’un patronage pour jeunes ouvriers animé par la Confrérie de Saint-Vincent de Paul et qui organise quelques cours de dessin.
L’initiative en revient au comte Joseph de Hemptine, industriel gantois, et au baron J.B. Bethune, architecte et décorateur, promoteur du style néogothique (Viollet-le-Duc), tous deux engagés dans ce renouveau catholique qui veut contrebalancer les mouvances libérales de l’époque dans leurs traductions politiques et éducatives (académies publics), et dans leurs expressions artistiques de style néo-classique ou beaux-arts (opéra de Paris). On est à l’époque où beaucoup d’églises et d’écoles catholiques vont se construire dans un style néo-gothique (des années 1830 à 1930), un art « chrétien » qui se démarque des édifices publics empruntant à l’éclectisme puis au style art nouveau (1893-1919) avant de céder la place aux arts déco et au modernisme.
Ce premier institut gantois est créé par le Frère Marès-Joseph (C.L. de Pauw, 1838-1914) - de profil architecte, sa formation artistique précédant sa vocation religieuse - et doit son développement au Frère Mathias-de-la-Croix (F. Coomans, 1847-1918), professeur d’arts décoratifs au profil de peintre formé à l’école néo-gothique (Marès, Bethune, Helbig).
L’institut du Frère Marès rayonne ensuite en accueillant et formant les Frères belges, allemands ou français qu’on retrouve à la racine des rejetons de Tournai (lié aux éditeurs Desclée et Casterman), de Liège, de Lille et de Saint-Gilles avec l’institut Jean Béthune. C’est dans ce dernier qu’on trouve avec le Frère Fidèle-Gabriel (P.G. Dufour, 1867-1927), artiste talentueux et polyvalent, une autre figure fondatrice succédant au Frère Marès.
La voie lasallienne consiste à aller au-delà d’une conception académique et élitiste des beaux-arts pour offrir un parcours de professionnalisation associant formation humaine et ouverture au spirituel.
La volonté de promouvoir une authentique expression artistique africaine dans la colonie belge du Congo (1885-1960) et au sein du protectorat du Rwanda (1923-1962) prend corps dans l’univers éducatif lasallien vers les années 1943 à Gombe-Matadi (non loin de Kinshasa) et à Nyundo au Rwanda dans les années 1960.
Ces projets d’écoles des métiers d’art sont portés par la fascination qu’exercent les « arts premiers » de cette région d’Afrique centrale sur les Européens. Engouement qui s’exprime par des entreprises de collectes parfois excessives, mais également des initiatives de sauvegarde dont les objectifs envisagent de faire perdurer et vivre les traditions artistiques en créant des ateliers de production ou des écoles d’apprentissage.
Ces réalisations pionnières mettront du temps pour expérimenter des voies appropriées qui tentent d’hybrider des savoir-faire anciens d’une grande diversité et à forte charge symbolique avec des méthodes et des finalités européennes plus ou moins adaptées. Les écueils à éviter étant de se limiter à reproduire un passé vidé de son sens ou de se cantonner à la production de « bibelots ».
Parmi ces initiatives, celles des Frères missionnaires belges vont connaitre un succès durable avec l’appui des autorités coloniales d’abord, puis nationales après les indépendances, fort de la réputation de leurs œuvres éducatives établies depuis 1909 au Congo belge - après la période de la souveraineté controversée de Léopold II (1885-1908) - et depuis 1952 au Rwanda.
Parmi les Frères à l’origine de l’académie des Beaux-Arts de Kinshasa (et du musée qui lui a été associé un temps) et de l’école d’art de Nyundo, on notera le rôle majeur du Frère Victor Wallenda (1913-1982) fondateur des deux écoles, du Frère Joseph Cornet (1919-2004), premier directeur des musées nationaux du Congo, et du Frère Alphonse de Schepper (Frère Denis, 1882-1971), assistant pour le Congo et Vicaire général (1936-1956). Tous trois sont de culture artistique, liés dans leurs parcours aux institut Saint-Luc, et achevant leur carrière scientifique ou éducative au Congo/Zaïre.
► Longtemps responsable des Frères de Belgique et du Congo, le Frère Alphonse de Schepper (Frère Denis) est un ancien « Saint-Luc » comme élève-architecte puis comme directeur (Molenbeek puis Gand). A 74 ans, il est nommé directeur de Gombe-Matadi en 1957. Puis de 1959 à 1963, il prend la direction de l’académie des beaux-arts de Léopoldville (actuelle Kinshasa) au cœur des évènements de l’indépendance en 1960. Il est un acteur important du projet d’implantation d’une succursale des écoles Saint-Luc au Congo dont l’idée émerge dès 1933 et se concrétise à partir de 1939.
► Appartenant à une famille liégeoise de gens du spectacle, sachant « dessiner avant de marcher », peintre, sculpteur et homme de théâtre, Frère Victor Wallenda est ancien élève de Saint-Luc de Liège. Il rejoint l’Institut après sa formation et gagne le Congo comme missionnaire en 1939. Chargé des cours de menuiserie à Gombe-Matadi en 1941, l’Institut lui confie la création d’une école d’art… qu’il devra en partie construire et financer lui-même… en vendant ses peintures à la capitale. Avec l’appui des autorités belges, l’école se développe et déménage à Léopoldville en 1949 où elle prend le nom d’école officielle des Beaux-Arts Saint-Luc en 1951 (Académie des Beaux-Arts en 1957).
À la section sculpture initiale se joignent les sections peinture en 1950, céramique en 1953, dessin d’architecture en 1958, décoration intérieure et publicité en 1970, métal battu en 1971 etc. Les anciens élèves forment une première communauté d’artistes congolais, pionniers dans l’expérimentation de techniques au service de nouveaux modes d’expression qui se cherchent. L’occasion de débats sur les arts africains, la négritude et l’authenticité, dans lesquels la sensibilité artistique et la prudence du Frère Wallenda constituent une référence morale.
Nommé à l’école professionnelle de Nyundo au Rwanda en 1959, il y associe assez rapidement un atelier de menuiserie puis de céramique, créant par-là, avec le sculpteur J.-B. Sebukangaga, la première école d’art du pays vers 1962.
► Historien d’art et professeur à Saint-Luc Liège, le Frère Joseph Cornet est appelé à enseigner à l’académie de Kinshasa en 1964. À la faveur d’une période de prospérité économique, ce qui est devenu le Zaïre (1971-1997), gouverné par Mobutu au pouvoir entre 1965 et 1997, cherche à mettre en valeur son vaste patrimoine culturel et projette la création d’un musée national avec l’aide du gouvernement belge.
Frère Cornet devient le premier directeur des musées nationaux du Zaïre (IMNZ) en 1971. Il est un des quatre membres de l’association internationale des critiques d’art (AICA section Zaïre) en 1972. Il est associé au vaste programme qui va conduire quelques 119 expéditions à travers le pays entre 1970 et 1990 en vue d’enrichir les collections d’objet d’art (35 à 50 000 pièces collectées). Une partie sera exposée dans une première version modeste du musée national dans les locaux de l’académie en 1977.
De ces expéditions, Frère Cornet accumule une riche documentation faite de carnets de campagne, de notes linguistiques et de négatifs photographiques destinée à développer une encyclopédie de l’histoire de l’art congolais.
Il publiera une dizaine d’ouvrages d’art de qualité. Il retourne en Belgique en 1992 poursuivant recherches, publications et conférences. Ses archives ont été confiées à la Loyola University New Orleans à son décès en 2004.
Après bien des vicissitudes (pillages en 1997), le musée est devenu une institution stable dans des bâtiments neufs édifiés par la Corée en 2019.
Une salle Joseph Aurélien Cornet fait mémoire de son premier directeur.
Depuis 2013, l’académie propose une section conservation et restauration des œuvres d’art. Une salle d’exposition d’œuvres anciennes et contemporaines est ouverte au public. L’école d’art de Nyundo reste la seule école de ce type au Rwanda et accueillait 270 élèves en 2023.
Bruno Mellet
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