Les Frères des Écoles Chrétiennes sont appelés en Corse par le cardinal Fesch, oncle de Napoléon, fin 1805.
Ils quittent l’île en 1906, dans la foulée des lois combistes, après y avoir importé avec succès le modèle de l’école primaire moderne et avoir ainsi accessoirement contribué au rattachement de la Corse à la culture française.
Le terme « d’ignurantini » employé parfois localement pour désigner les Frères des Écoles Chrétiennes pourra être considéré tantôt comme une marque d’adoption pleine de bonhommie, ou tantôt comme un qualificatif teinté de reproches régionalistes… Le passage de ces Frères « continentaux » est lié à la page de la « francisation » dans l’histoire corse et a laissé des traces… plutôt favorables dans l’épopée scolaire de cette île très latine et très chrétienne où ferveur mariale et laïcité savent se concilier.
L’île corse, soumise de tout temps aux hégémonies italiennes, espagnoles voir britanniques, a été très récemment rattachée à la France (1769) … l’île étant bien plus « frontalière » avec l’Italie qu’avec la France. On y parle les dialectes corses dans les zones rurales peu alphabétisées, tandis que le toscan est la langue véhiculaire de toute l’économie littorale et des élites lettrées.
La structure scolaire est alors celle de la Corse génoise avec un réseau de couvents (franciscains), de séminaires issus de la contre-réforme et de petites écoles (Pères observantins, des écoles pies, de la doctrine chrétienne) qui suivent les cursus d’inspiration italienne (niveaux salterianti, libranti, grammaticanti) et ouvrent aux universités de la péninsule. Les pères jésuites ont fondé les deux plus anciens collèges de l’île à Ajaccio et Bastia (1680). Ils en sont chassés par l’occupation française qui, en important sa révolution, annihile une institution scolaire qui restait rare et fragile. Le paysage scolaire des départements du Golo (Bastia, future Haute-Corse) et du Liamone (Ajaccio, Corse du Sud) décrit par les questionnaires de 1801 est sinistré.
Le cardinal Joseph Fesch (1763-1839) a rétabli l’Institut en France après l’avoir découvert à l’œuvre à Rome. Bienfaiteur de sa ville natale d’Ajaccio, il y fait venir les Frères (ainsi que des religieuses) pour ouvrir, dans l’ancien collège des jésuites, un premier établissement en 1806. L’appui financier solidement organisé et pérennisé par le cardinal va permettre aux Frères d’asseoir rapidement leur réputation éducative.
Ainsi ouvriront-ils quelque temps plus tard, des « classes d’honneur », aux programmes « plus ou moins libres et vastes » visant à préparer les grands concours d’État... Elles rencontreront un grand succès.
Il faut attendre la Restauration pour que l’administration publique se mette en ordre de marche pour développer un réseau d’écoles primaire et secondaire dans cette île qui aspire à développer l’éducation populaire. Il s’agit aussi pour le pouvoir d’imposer rapidement la langue française dans un contexte où tout manque dans ce pays à la population très dispersée : locaux adaptés, personnel francophone qualifié, ressources financières locales. La population accueillera favorablement la nouvelle donne éducative, tout en restant bilingue franco-italien jusqu’au début du XXe siècle.
Premier recteur (inspecteur délégué) de Corse entre 1818 et 1821, Antoine-Félix Mourre (1768-1837) met en place un plan d’ensemble pour le département en mai 1820 :
En outre, Mourre établit le plan dit « des 34 écoles » à mettre en place dans les cantons, c’est-à-dire 4 écoles de Frères et 30 écoles mutuelles. Ses correspondances, au préfet entre autres, sont connues pour son tranchant peu nuancé où se mêlent méfiance envers la culture insulaire et volonté de lutter contre l’italianisme dominant. S’il appuie la méthode mutuelle pour des raisons économiques, il accorde son vrai soutien aux Frères venus du continent dont l’enseignement moral et les méthodes pédagogiques simples et efficaces sont les plus à même de « civiliser » les insulaires.
Mourre a su introduire les pratiques religieuses des Frères dans l’enseignement mutuel auquel les Frères ont emprunté par ailleurs diverses méthodes. Il note : « Dans quelle partie de France a-t-on jamais vu un évêque, suivi d’une partie de son clergé, assister à l’ouverture d’une école d’enseignement mutuel ? ».
Ce plan pourtant échouera en 1824, mettant fin à l’expérience des méthodes mutuelles jugées politiquement trop libérales et permettant aux élites corses qui montraient une certaine opposition, de prendre leur revanche. Mais la doctrine « assimilationniste » de son auteur restera longtemps en vigueur dans l’administration publique continentale qui va progressivement mettre en place l’institution scolaire du Second Empire puis de la IIIe République... en s’inspirant de l’expérience lasallienne.
Le retour en force des politiques plus conservatrices (avec la fusion des ministères de l’Instruction publique et des Cultes entre 1824 et 1834) redonne ensuite son élan aux écoles congréganistes pour les décennies suivantes.
De fait, les écoles lasalliennes seront bien accueillies quels que soient leurs initiateurs : le nombre de leurs élèves passe de 1 400 en 1833 à environ 3 300 en 1867. Préfectures, communes et conseils départementaux ou régionaux – aux équilibres politiques bonapartistes/républicains plus ou moins favorables - sollicitent et financent les Frères pour ouvrir des écoles à Bastia (1819-1906) et Corte (1819-1881), Calvi (1820-1882), Sartène (1821-1906), Isolaccio-di-Fiumorbo (1825-1883), Bonifacio (1827-1883) etc.
Soit douze maisons d’école dispersées sur tout le territoire de l’île, dont seuls les établissements d’Ajaccio, Bastia et Sartène passeront le cap des laïcisations des années 1881-1883 pour fermer avec les hommages de la population en 1906.
La Corse constitue un district à part entière et ne sera rattachée au district de Marseille qu’en 1882. La grande majorité des Frères viennent du continent et principalement des districts occitans (Marseille, Le Puy, etc.). La rotation du personnel est sans doute élevée, autant qu’elle l’était à cette période de recrutement massif. Les directeurs changent tous les 4-5 ans. La communauté de Vico voit passer 31 Frères en 25 ans de fonctionnement. Les conditions d’hygiène parfois insuffisantes peuvent entrainer des rotations plus fortes, comme à Calvi en 1819, où pendant un an les Frères doivent se relayer tous les mois en attendant des améliorations. Les décès de jeunes Frères ne sont pas rares à cette époque.
Fréquemment, les Frères et leurs écoles se voient héberger dans des locaux inadaptés. Les infrastructures scolaires sont inexistantes, et ce sont les Frères qui implantent souvent la première école primaire publique du lieu comme à Corte en 1820. Ils sont dans l’obligation de négocier avec les communes qui font ce qu’elles peuvent avec de faibles moyens, et sont pris dans un cycle de déménagements de maisons de particulier en chapelles ou oratoires désaffectés, ouvrant ici et là des annexes dans des quartiers éloignés. À Ajaccio et Bastia les Frères pourront envisager des projets de construction avec les soutiens locaux. À Sartène, ils sont soutenus par leur fondateur, l’ancien sénateur J.M. Pietri qui décède en 1902, mais ne pourront développer leur établissement faute de moyens suffisants pour ouvrir de nouvelles classes.
Les fondateurs attendent parfois de l’école des Frères un rôle « pacificateur » surprenant. C’est en partie le cas quand Mgr Casanelli d’Istria (1794-1869), évêque d’Ajaccio, natif de Vico, les appelle dans sa ville natale à une époque où il se bat tout à la fois pour réformer et discipliner un clergé pléthorique et mal formé et pour lutter contre les violences tant des vendettas que du banditisme local source de nombre d’homicides. C’est pour l’efficacité de leur enseignement moral et chrétien que les Frères sont également appelés à ouvrir une école dans une région isolée du maquis corse, le Fiumorbo - sujette à des rébellions que le général Rivière a pu soumettre. C’est ce dernier qui sollicite les Frères pour… sécuriser la zone d’Isolaccio. Les Frères y vivent dans un habitat sommaire comparé à « la sainte étable de Bethléem », rendent de multiples services médicaux et sociaux à une population fort dépourvue, et enseignent les rudiments à une centaine d’enfants durant 58 ans.
Fin XIXe siècle, les centres scolaires d’Ajaccio et de Bastia connaissent un grand développement pédagogique en accueillant chacun environ 1 000 élèves, encadrés par une communauté d’une vingtaine de Frères qui animent une quinzaine de classes associant des classes communales et des classes payantes, allant du cours élémentaire au cours complémentaire, décliné en de multiples options préparant au certificat ou à divers concours d’intégration aux grandes écoles ou aux grandes administrations. Ces deux grands établissements passent au travers des laïcisations par des partenariats accommodants noués avec les communes. Les autres disparaissent pour raisons économiques dans la plupart des cas... Le bastion bonapartiste qu’est la Corse, se voit submergé par la vague républicaine entre 1881 et 1895.
En 1906, la population sait montrer son estime et sa gratitude aux Frères qui doivent abandonner leurs œuvres. L’évêque d’Ajaccio, Mgr Desanti, obtient que trois Frères demeurent sur l’île pour maintenir une présence apostolique. Le Frère Jean-Louis Michel (1863-1948) sera le dernier Frère à quitter la Corse en 1938.
De cette épopée corse nos archives de France disposent de quelques historiques développés pour Ajaccio, Sartène et Bastia.
► On trouvera quelques historiques en ligne sur notre site internet.
► On trouvera des éléments supplémentaires dans les archives de la congrégation à Rome.
► Les archives publiques nationales, départementales (Corse) et municipales (Ajaccio et Bastia) sont riches en éléments.
Nous avons trouvé peu d’informations sur les bâtiments : celui de Bastia est intégré à l’actuel collège public Giraud, et celui d’Ajaccio a lui aussi gardé sa vocation d’origine (école primaire Forcioli Conti). Des immeubles sont signalés à Isolaccio et Sartène, une ancienne chapelle (Sainte Marie-Madeleine) à Bonifacio.
Des mémoires locales restent donc à solliciter. De même pour les sépultures des Frères dans les cimetières d’Ajaccio et Bastia (et sans doute dans d’autres localités) pour lesquels nous n’avons ni photos ni certitudes.
Avis aux enquêteurs estivaux !
Bruno Mellet
Document : la lettre confidentielle de Antoine-Félix Mourre au préfet de Corse (le 15 avril 1820).
Documents du mois déjà publiés