La loi « Combes » du 7 juillet 1904 interdit toute activité d’enseignement aux religieux sur le territoire français. Sur environ 10 000 Frères des Écoles chrétiennes on estime que 3 000 d’entre eux ont progressivement pris le risque d’adopter une forme de vie religieuse précaire et clandestine en vue de poursuivre leur engagement éducatif au service d’une Église prise dans la tempête.
Le terme de sécularisation (idée de laïcisation, désacralisation) évoque le passage d’un mode de vie en société orienté par une religion, entretenant un rapport au monde (au siècle) plus ou moins critique, à un mode de vie dans lequel la société se donne à elle-même ses propres références morales et culturelles dans une recherche constante d’un consensus collectif.
Cette tendance à la sécularisation des sociétés occidentales que des historiens font remonter à l’antiquité ou aux origines mêmes du christianisme, se développe progressivement à travers des crises impliquant les repositionnements des acteurs. En France, les Frères en ont déjà vécu un certain nombre avec la suppression de leur congrégation en 1792, la laïcisation de leurs écoles primaires à partir des années 1880, la loi de juillet 1901 entrainant les premières fermetures d’écoles en 1902 et 1903. Les lois de juillet 1904, puis de décembre 1905 (loi de séparation des Églises et de l’État) accélèrent un processus déjà en cours et qui se poursuit de nos jours.
À l’échelle de l’individu, le religieux qui retourne à la vie laïque en quittant définitivement sa communauté, retourne au siècle et aux valeurs du monde : il se sécularise.
On parlera de sécularisation fictive quand le religieux mène temporairement une existence sociale laïque, mais continue de vivre discrètement la règle de vie de son ordre religieux avec l’espoir de rejoindre une vie communautaire dès que la conjoncture le permettra. Un modus vivendi qui jalonne l’histoire des congrégations en temps de persécution.
Ce mode de sécularisation pro forma (pour la forme) va être adopté sur la période 1904-1914 par nombre de religieux subissant l’interdiction d’enseigner afin d’échapper aux menaces de procès en correctionnelle pour délit de reconstitution de congrégation, en dissimulant tout lien avec leur communauté d’origine.
En adoptant ce mode de « résistance », le religieux va devoir trouver un délicat équilibre entre la suspicion des autorités civiles, et la suspicion de ses propres confrères qui peuvent y voir une soumission à des lois iniques et une infidélité rédhibitoire à la Règle de la congrégation. Nombre de sécularisations fictives déboucheront au fil du temps sur des sorties définitives.
Fin 1904, l’Institut et ses Supérieurs se montrent désemparés face à la fermeture administrative des écoles effectuée à un rythme imprévu et qui implique de gérer au moins mal des flux massifs de personnel tout en sauvant ce qui peut l’être des écoles. L’expatriation qui permet de sauvegarder la vocation de religieux enseignant dans son intégralité ne peut s’adresser à tous, les emplois étant limités par les ressources et les équilibres locaux à respecter.
La gestion des Frères demeurés sur le territoire national subit des injonctions contradictoires prônant la sécularisation réelle ou fictive, dans une culture de résistance à « l’oppression » et de refus de toute option relevant d’une collaboration avec « l’oppresseur ».
Les organes diocésains qui reprennent la responsabilité des anciennes écoles congréganistes (il s’ouvre autant voire plus d’écoles libres au gré des fermetures) doivent recruter des maitres et vont inciter les Frères en recherche d’emploi à quitter la vie religieuse. Des évêques s’octroient la possibilité de relever de leurs vœux (pauvreté et obéissance) les religieux volontaires. Des vade-mecum de la sécularisation circulent ici et là, ainsi que des attestations de sécularisation signées des supérieurs ou des évêques à utiliser au cas où.
Certains Supérieurs abandonnent leurs confrères quand d’autres encouragent et accompagnent ceux qui veulent poursuivre leur engagement dans l’incertitude des lendemains.
Le Frère sécularisé fictivement n’a apparemment plus de lien avec son ancienne congrégation et ses Supérieurs. Il ne vit plus en communauté et, vêtu d’une tenue civile, mène la vie laïque d’un célibataire travaillant dans une école libre, touchant un salaire, ayant une chambre en ville etc. Si la plupart sont des Frères profès, ayant émis des vœux définitifs, on trouve de nombreux Frères dont les vœux temporaires vont rester « suspendus » au désarroi des Supérieurs.
Au gré des fermetures et réouvertures des écoles, les Frères se sécularisent « sur place » ou changent de ville ou de région selon leurs possibilités. Dans certains établissements, laïcs et religieux sécularisés de diverses congrégations se retrouvent à travailler, voir à cohabiter ensembles, confrontés à des situations canoniques, matérielles et financières précaires.
Des Frères Visiteurs, usant de diverses « couvertures » - comme celle de représentant de commerce par exemple - poursuivent leur mission d’accompagnement. Ils savent faire preuve de souplesse quant au respect de la règle de vie religieuse (entre autre sur les questions financières). Ils vont même jusqu’à organiser des retraites annuelles « clandestines » (travesties en congrès) pour rassembler et guider ces « brebis perdues » que l’Institut tente d’encadrer lors des chapitres successifs en 1905, 1907 et 1913 : pratique sacramentelle, exercices de piété, liberté de choix du poste et degré d’autonomie financière, etc.
Les tracasseries administratives, plus fréquentes et dommageables (interrogatoires, perquisitions…) dans certaines régions, s’avèrent plutôt peu conséquentes. Les personnels sécularisés bénéficient bien souvent de la clémence générale d’une société civile lassée par ces turpitudes politiques qui s’éternisent et dont le caractère symbolique a perdu une part de son sens tandis que les tensions internationales menacent, à la veille de la grande guerre.
Quelques évènements judiciaires d’importance peuvent être évoqués dans ce sens, comme le procès en fausse sécularisation des 39 Frères du pensionnat Notre-Dame de France au Puy-en-Velay en octobre 1910. C’est toute la communauté qui se sécularise sur place (en revêtant l’habit civil) au vu et au su de tous, avec l’assentiment d’une large fraction de la population locale, dans la foulée du décret de fermeture de l’établissement le 14 juin 1910. Les transferts de propriété des biens meubles et immeubles avaient été effectués dès juin 1904 pour les premiers et en août 1907 pour les bâtiments, le tout loué dès lors aux « anciens Frères » du moment en fonction.
Le 22 juillet 1912, Frères et propriétaires sont traduits en correctionnelle au Puy-en-Velay. Puis, défendus par pas moins de 13 avocats volontaires, tous sont acquittés en appel à Riom en décembre 1912 par un arrêt au contenu en tout point favorable à la vocation de religieux éducateur.
Ces vagues d’amnisties judiciaires précédent la dépêche Malvy du 2 août 1914 qui, quelques heures après la mobilisation, demande aux préfets de suspendre l’exécution des décrets de dissolution et de fermeture, mettant un terme provisoire au processus législatif.
L’heure est à l’Union Sacrée, et nombre de religieux qui s’étaient expatriés répondent à la mobilisation générale en rentrant au pays. La mise en contact entre ces rapatriés « religieux d’élite » - qui ont tout donné pour sauver leur vie religieuse - et les sécularisés - qui ont tout donné pour sauver les écoles - amène à des recompositions des modes de vie selon la règle (en partie révisée en 1923 dans la foulée de la réforme de 1917 du code de droit canonique) : les procédures de pleine réintégration des sécularisés sont clarifiées, une nouvelle forme de sécularisation se met progressivement en place.
La vie communautaire se réinvente à tâtons, rassemblant peu à peu des Frères ayant vécu des itinéraires de foi et d’engagement d’une plus grande pluralité d’expériences qu’auparavant, chacune passées au feu des épreuves. Elle va se construire également avec ceux qui reviennent peu à peu de la guerre. La vie selon la règle reprend ses cycles et ses usages dans des postures qui ont évolué.
La loi de 1919 organisant l’enseignement technique permet de développer de nouvelles filières avec des élèves plus âgés, soutenant la pérennité des établissements dans une France qui se reconstruit. L’association avec du personnel laïc devient de plus en plus fréquente. L’horizon professionnel et apostolique s’élargit également avec les nouvelles pastorales issues de l’Action Catholique (1929). Les écoles connaissent un regain d’activité malgré des conditions économiques très fragiles.
L’habit civil demeure, mais ici ou là on reprend l’habit traditionnel sans crainte : le pays veut panser ses plaies.
Les Frères « qui ont tenu bon » ont permis à l’Institut de reprendre son développement en France : les communautés de Frères reprennent une certaine visibilité et le recrutement entre dans un nouveau cycle favorable avec l’ouverture discrète de quelques petits noviciats et le retour en France de plusieurs noviciats et scolasticats.
Les Frères n’ont pas souhaité ou pas pu explorer des formes alternatives d’apostolat hors école qui auraient pu leur permettre de garder leur identité religieuse, comme la formation professionnelle pour les adultes ou l’animation des mouvements de jeunesse. Leur métier d’enseignant-catéchistes est resté constitutif de leur identité et de leur vocation. L’animation de la congrégation va pleinement dans ce sens, portée par une génération de supérieurs marquée par la posture institutionnelle d’avant 1904.
Des tentatives pour redonner une reconnaissance légale aux congrégations qui participent au rayonnement culturel de la France à l’étranger sont effectuées par certaines personnalités politiques en 1922, puis 1929. L’Institut se porte candidat pour être requalifié en Institut missionnaire des F.E.C. La procédure cesse avec les évènements précédant le conflit de 1939-1945.
Les quelques velléités - en 1924 - pour réactiver la loi « Combes » sont rapidement étouffées par de vastes mobilisations de mouvements catholiques. Clercs et religieux revendiquent par ailleurs leurs droits acquis sur les champs de bataille.
Les lois de septembre 1940 parachèvent la restauration des congrégations religieuse enseignantes en abrogeant les lois de 1901 (article 14) et juillet 1904. La loi d’avril 1942 - relancée par le président Pompidou en 1970 - rouvre la voie à la reconnaissance légale des congrégations. Enfin, divers textes législatifs des années 1940-1941 organisent un soutien financier à l’enseignement libre qui va ainsi connaitre un certain répit économique.
Au sortir du conflit mondial, l’Institut va reprendre son développement.
Il a pris une dimension internationale et poursuit son expansion missionnaire.
Le Chapitre général de 1946 est l’occasion d’une restauration qui prend parfois l’allure d’une reprise en main après une longue période de ce qui aurait été un laisser-aller. Mais ces presque 40 années de sécularisation, bousculant l’équilibre entre vie consacrée et apostolat, laisseront une empreinte qui changera le cours de l’histoire de la vie religieuse : celle-ci va s’engager dans un nouveau mode de dialogue avec le monde et ses valeurs.
Bruno Mellet