Nos archives contiennent quelques témoignages de Frères ayant dû fuir des zones de conflits suite à des expulsions ou à des menaces plus directes : au Mexique en 1914, en Espagne en 1936, au Vietnam dans les années 1975, etc. L’expulsion de Bulgarie en 1915 des Frères français en mission à Sofia donne lieu à un périple de 63 jours à travers une bonne partie de l’Europe en guerre : voici un extrait, non dénué d’humour, de leur récit.
Extrait de Historique des Frères de l’école de Sofia par le Frère Imbert-Stanislas, 1979, pages 32-35.
L’auteur précise : Les détails de ce récit sont tirés d'un rapport général écrit par l'un des Frères voyageurs, ou des souvenirs personnels des cinq membres du groupe, que nous avons tous connus.
Brusquement, le 15 octobre 1915, les Bulgares entraient en guerre… La France internait ses ressortissants bulgares. La Bulgarie décidait d'expulser dans les pays neutres ses ressortissants français.
Quel fut le sort des Frères venus de Turquie en novembre 1914 (réfugiés à Sofia suite à l’entrée en guerre de la Turquie) ? Deux d'entre eux avaient gagné la France avant la fermeture des ports grecs ; deux autres, vieillards vénérables, ont pu atteindre l'île de Rhodes, dont le climat est très doux et leur convient mieux que celui de Sofia avec ses rudes hivers. Il reste cinq Frères français et deux Frères luxembourgeois, qu'il faut évacuer par la Roumanie, seul pays voisin neutre à ce moment-là.
C’est le 15 novembre 1915, que le Frère Florin-Anatole (Joseph Heisel, 1866-1936 – alors directeur du collège Saints-Cyrille-et-Méthode de Sofia) et ses six compagnons franchirent le Danube à Roustchouk (actuel Roussé ou Pyce), pour se rendre dans notre école autrichienne de Bucarest, bien connue du Frère Florin. Le Frère Lucius, "la Petite Majesté" de Sofia, se mit en quatre pour leur adoucir la peine de ce départ forcé et plein d’inconnu.
La préparation de cet exode fut longue et laborieuse. Outre les Frères, il y avait les Pères et les Sœurs assomptionnistes, les Dames de Sion et quelques civils. Très lentement leurs passeports portèrent de très nombreux visas, comme on le verra plus loin. (…)
Dans cette guerre, la Russie est l'alliée de la France, mais la police est toujours soupçonneuse : le visa des passeports traîne beaucoup au Consulat de Russie à Bucarest. Il est vrai qu'il faut l'accord de tous les pays qu'on va traverser, pour ne pas risquer d'être bloqué. Cela prend de longues semaines. Lassés d’attendre, les deux Luxembourgeois, avec leur passeport de « non belligérants », purent traverser les Empires centraux et gagner leur pays, d'où ils se rendirent dans les écoles lyonnaises.
Restaient les Frères Florin et François (François Pétel, 1878-1951) de Sofia, les Frères Émile-Odéricus (Émile Cochet, 1867-1932) et Pierre-Jérémie (Jérémie Buffat, 1887-1971) de Trébizonde (actuelle Trabzon en Turquie), et le Frère Augustin (Thiroyantz Baronyr, 1893-sorti 1922), arménien « Protégé-Français » de Constantinople.
Leurs passeports arrivèrent au bout de 38 jours, c'était le 23 décembre 1915.
Le départ de tout le groupe, religieux et civils, eut lieu le soir même, pour Jassy (actuelle Lași, éphémère capitale de la Roumanie en 1916-1918), ville frontière roumaine, et pour Unghem (actuelle Ungheni, ville moldave), ville frontière Russe (en Bessarabie).
Là, les Frères eurent une belle occasion de pratiquer humilité et pauvreté, selon l'esprit de la fête de Noël, qu'ils célébrèrent dans le train.
Le chef de gare ayant lu sur leurs passeports "Profession - Religieux" le traduisit par « Moines ». Pour les fonctionnaires russes, les moines étaient considérés comme ignorants et traités en conséquence, sauf l’Abbé. D'office, il attribua aux "Moines français" un wagon de 4e classe, sale, mal chauffé, mal éclairé, aux longs sièges en bois, où se trouvaient déjà quelques paysans enfouis dans des peaux de mouton crasseuses, et sentant fortement l'eau de vie. Cette longue journée de Noël rappelait très peu celles que le Frère Florin préparait chaque année.
À Kitchenef (Kichinev ou Chişinău, tristement connue pour les pogroms de 1903-1905, capitale de l’actuelle Moldavie), la police et l'armée vinrent contrôler les passeports. Un des officiers parlait français, comme beaucoup de Russes cultivés. Le Frère Florin lui fit remarquer que ses compagnons n'étaient pas des « moines », mais des professeurs, et que lui-même était Directeur de leur école. Ces mots produisirent immédiatement leur effet : l’officier conduisit lui-même ces « Professeurs » dans un wagon de seconde classe, muni de couchettes et bien chauffé, qui les amènerait jusqu'à Petrograd (Saint-Pétersbourg). En les quittant, il fit claquer ses talons et cria : « Vive la France ! Vive la Russie ! ».
Long arrêt à Kiev ; les voyageurs l'utilisèrent pour visiter la ville sainte des Russes et ses belles églises. Le froid s'accentue et il neige.
De Kiev à Moscou c'est l'interminable plaine blanche, toujours pareille, semée de villages blancs, toujours pareils, parce que la neige cache tous les détails. Elle cache même les rivières, qu'on ne remarque qu'à leurs ponts toujours surélevés.
On visite, en courant, le Kremlin, et quelques autres édifices remarquables. On court, on court, parce qu’on a hâte de rentrer dans le train bien chauffé. Dehors il fait -32 degrés !
En 12 heures, un rapide mène de Moscou à Petrograd. C'est la nuit, on n'a rien vu. Arrêt de trois jours à Petrograd. On n'en dit pas les motifs. Des personnes de la haute société russe, heureuses de trouver un milieu français, promènent aimablement les « transitaires » à travers la capitale et ses monuments, bien différents de ceux de Moscou.
Très vite, on entre en Finlande (encore rattachée à l’empire russe) ; le paysage est plus sympathique que ces mornes plaines glacées que l’on vient de quitter. Des lacs, des lacs, encore des lacs bordés de villages ou de chalets isolés, mais tous et toujours en bois, avec de gracieux festons, prolongés par des chandelles de glace, dirigées vers le sol.
La rivière Tornéa (la Torne) sert de frontière entre Finlande et Suède. Elle est gelée. La voie ferrée russe de 2 m s’arrête à la gare Finlandaise de Tornéa (actuelle Tornio côté finlandais, Haparanda côté suédois). À la gare suédoise, on va trouver la voie normale de 1, 44 m.
Il y a trois km entre les deux gares ; il faut faire ce trajet à pied, dans une couche de 60 cm de neige glacée, mais non pas dure. Les voyageurs, à tour de rôle, par front de quatre, ouvrent la piste à tout le groupe et se remplacent toutes les deux ou trois minutes, pour ne pas entrer en sueur, car la température est très douce. Un des guides qui parle anglais, en donne l'explication suivante : "La chance est pour vous. Il y a quinze jours, il faisait un froid que les plus âgés du pays n'avaient jamais vu, le thermomètre marquait - 56 degrés. Mais, depuis 12 jours, une branche du courant marin chaud, le Gulf-Stream, est venu réchauffer tout le pays."
La marche avait aiguisé tous les appétits et tout le groupe se dispersa dans le buffet de la gare suédoise de Tornéa. Un détail du menu est resté dans toutes les mémoires : en Russie on avait du pain en abondance ; à Tornéa, on sert à chacun deux minuscules cubes comme les pierres de sucre pour le café, et quand on en redemande pour la troisième fois, il n'y en a plus dans tout le buffet, tandis que les servants échangent entre eux des sourires étonnés et malicieux.
Pour arriver à Stockholm, il faut rouler 36 heures : le soleil quitte son lit à 9 heures du matin et s'y replonge à 14 h. Dans l'intervalle on voit un pays pittoresque, couvert de lacs et de forêts de sapins ou de bouleaux. Toujours grâce au Gulf-Stream, il ne fait pas froid. Rapide visite au parc zoologique, où les bêtes féroces d'Afrique vivent dans de vrais salons bien chauffés.
Entre Stockholm, Oslo, et Bergen, suite de surprises ; la plus belle est la dernière : ce fiord magnifique, long de 70 km, qui aboutit au port de Bergen. C'est un enchantement qui se renouvelle sans cesse.
Des places sont retenues pour tout le groupe, à bord d'un vapeur norvégien en partance pour Newcastle, sur la côte anglaise. À la sortie du port, les passagers prennent le premier repas de la traversée.
Le premier, et aussi le dernier : dès que le vapeur a tourné pour mettre le cap au sud, une furieuse tempête prend en charge navire et passagers, pour les faire danser, comme un vulgaire tonneau vide, pendant les 46 heures que durera la traversée.
Pas d'autre remède, pour la presque totalité des voyageurs, que de rester étendus, jour et nuit, sur sa couchette, en refusant obstinément toute nourriture et en s’agrippant fortement aux montants du lit, pour ne pas être projeté violemment au milieu de la cabine. Ce fut une drôle de traversée ! Mais le maître d'hôtel, toujours souriant, venait fréquemment prendre des nouvelles et redire en partant : "Surtout, ne craignez rien ! Notre navire est le meilleur de la Compagnie". Et l’on entra, en effet, dans le port de Newcastle sans autre accident que ce jeûne.
Après un contrôle minutieux des passeports, un "rapide" amena les Frères à Londres et ils se rendirent facilement au collège Saint-Joseph de Beulah Hill, où personne ne les attendait. Les longues barbes mal soignées, leurs énormes bonnets de fourrure assez cabossés, et qui sait quoi encore, donnèrent des soupçons au fidèle portier du collège.
Dans le brouillard gris, il entrouvrit la porte, mais en la bloquant du pied, pour empêcher d'entrer. Attiré par le bruit et la discussion, le Frère Thomas vint heureusement débloquer la situation et ouvrir largement la porte. Brother Thomas était un Irlandais, qui avait longtemps enseigné l'anglais au collège Saint-Joseph de Constantinople, et que les cinq arrivants connaissaient bien. L e Frère Jules, Directeur du collège de Londres, attiré aussi par le bruit, était un ami personnel du Frère Florin ; si bien que tout finit dans une embrassade générale et fraternelle.
Une semaine durant, par mille soins et attentions, ils s’efforcèrent de reposer leurs hôtes de ce long périple si mouvementé, pendant lequel la Providence avait efficacement veillé sur eux.
La dernière étape : Londres-Folkestone-Dieppe, Paris, ne prit pas même une journée. Le Très-Honoré lui-même reçut ses enfants de Sofia, le 15 janvier 1916, après 63 jours de voyage ou d'attente, et le passage dans 7 capitales d'Europe.
Disons, en action de grâces : « Ce que Dieu garde est bien gardé. » (FIN).
Quelques mois plus tard, en octobre 1916, la mission militaire française commandée par le général Berthelot empruntera le chemin quasi inverse pour se rendre de Paris en Roumanie via l’Angleterre et la Finlande, pour appuyer ce pays alors submergé par l’armée germano-bulgare et maintenir un front à l’est… La même colonne de 1 000 à 2 000 militaires et civils alliés reprenant le même itinéraire, cette fois-ci de rapatriement, en mars 1918… Il faudra alors traverser la toute nouvelle république d’Ukraine et la Russie "rouge"… mais ceci est une autre histoire.
Bruno Mellet
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