Le célèbre peintre Horace Vernet (1789-1863), ami des Frères, dresse le portrait de leur supérieur général, éminente figure religieuse de son temps, le Frère Philippe (Mathieu Bransiet, 1792-1874) en 1844. Ce tableau, exposé au salon de peinture de 1845 parmi des œuvres de Delacroix et Courbet, est conservé de nos jours à la maison-mère à Rome. Il est présenté à l’exposition Horace Vernet, au château de Versailles, du 14 novembre 2023 au 17 mars 2024.
Ainsi est évoquée la carrière et la renommée du Frère Philippe, Supérieur général des Frères des Écoles chrétiennes entre 1838 et 1874, dans un opuscule biographique édité en 1913.
Cet opuscule reprend probablement la volumineuse biographie de M. Poujoulat (Vie du Frère Philippe, Mame, Tours, 1874) rééditée plusieurs fois, l’article "Frère Philippe" du Grand dictionnaire universel du XIXe siècle (Larousse, publié entre 1866 et 1876) et cette autre biographie de Joanni d'Arsac (1836-1891), Le Frère Philippe (Illustrations du XIXe siècle, 1881, archives Diana, brochure 8).
La particularité de ces récits biographiques – y compris celui de Georges Rigault en 1932 - est d’y inclure systématiquement l’épisode du portrait d’Horace Vernet…
Lorsque commence à paraitre le Grand dictionnaire, le Frère Philippe a marqué l’histoire de l’Institut (il est parfois évoqué comme son « second fondateur ») en exerçant la fonction de Supérieur général durant 35 années au cours desquelles l’importance numérique de la congrégation s’est considérablement accrue pour répondre aux demandes venues du monde entier : on cite 2 300 Frères en exercice en 1838 et, à son décès en 1874, environ 10 000 Frères éduquant alors quelques 380 000 élèves dans de nombreux pays.
On notera tout particulièrement son implication dans le développement des écoles parisiennes dont il est, de fait, responsable avec un Frère Assistant (son propre frère, Frère Arthème (Jean-Mathieu Bransiet) est Visiteur de Paris entre 1845 et 1851). La population parisienne connait bien les Frères dont la Maison-mère se trouve au 165 faubourg Saint-Martin entre 1821 et 1847 (ensuite rue Oudinot) et qui animent une trentaine d’écoles en 1844 puis une centaine vers 1870.
Par son action, Frère Philippe favorise la création de patronages, de cours d’adultes et de diverses œuvres de la jeunesse. Des œuvres qui contribuent à la popularité des Frères parisiens, entre autres auprès des milieux ouvriers.
Les deux acteurs de notre récit - Frère Philippe et Horace Vernet - sont de la même génération, passée de l’Empire à la Monarchie (Louis-Philippe), et fréquentent tous deux les allées parisiennes du pouvoir l’un comme artiste peintre apprécié des puissants et l’autre comme responsable d’un vaste réseau d’écoles congréganistes très sollicité par les pouvoirs publics.
Le portrait en pied réalisé garde mémoire de cette rencontre fugace entre deux personnalités parisiennes connues et estimées, et va participer à la célébrité du Frère Philippe. Celle-ci ne fait que s’accroitre les décennies suivantes, les médias d’époque n’hésitant pas à s’emparer de l’évènement de son décès en janvier 1874 pour illustrer son parcours religieux et pédagogique.
Le portrait du Frère Philippe par Horace Vernet a ceci de particulier que, des décennies plus tard, le récit de sa création véhicule une somme d’anecdotes qui va s’étoffant, auréolant cette œuvre et ses deux acteurs d’une légende qui confine au récit « hagiographique » et dont voici une trame…
Ce tableau attribué à Horace Vernet ou à un collaborateur d’atelier et intitulé : « Frère Philippe » copiant le portrait du chancelier Étienne Pasquier dans la salle de Constantine du château de Versailles, après 1842. © Château de Versailles.
(La salle Constantine a été inaugurée en 1842 – elle est consacrée à Horace Vernet.)
Mention est faite chez Escard que le Frère H. Corniaux aurait été ami et élève du peintre… S’agit-il de ce « Frère Philippe » copiant un tableau ? D’un Frère d’une communauté de Versailles ? D’une sorte de « produit dérivé » du tableau de 1844 ? D’une scène de genre nourrissant la légende du Frère Philippe ?...
Cela fait 6 années que Frère Philippe a été élu Supérieur (1838) et qu’il diffère à l’obligation votée en 1787, d’être immortalisé par un portrait, en buste le plus souvent. C’est à l’occasion du Chapitre général de 1844 qui le rappelle à l’ordre, que le Frère Jean-l’Aumônier (Henri Corniaux, 1802-1884), alors directeur du réseau des écoles de la rive gauche (paroisse Saint-Sulpice), le met en rapport avec le peintre Horace Vernet.
Cet ami des Frères s’enthousiasme pour ce projet qu’il conduit gracieusement (en échange de prières et d’un crucifix dit-on). À reculons semble-t-il, le Frère Philippe se rend à l’atelier du peintre et pose une heure sur un tabouret. D’autres récits ménagent l’humilité du religieux en suggérant que le peintre ait pu faire ses croquis préparatoires à l’insu de son modèle par divers stratagèmes. D’autres encore, évoquent de multiples séances de pose.
Madame Vernet est associée au cadeau du peintre en fournissant un cadre – non pas doré – mais dans un humble bois de chêne sculpté.
Le style académique du portrait est celui de son auteur et correspond aux codes en vigueur à cette époque.
L’ensemble des lignes guident le regard vers le buste du Frère et le livre qu’il tient sur ses genoux. La lumière, ici toute en douceur et d’une source légèrement surélevée, oriente également le regard du spectateur pour rentrer dans le tableau. Le jeu des couleurs très contrastées – noir/ocre et noir/blanc – fait ressortir le sujet du tableau et tout particulièrement le livre qui semble émettre sa lumière propre.
Le livre peut symboliser la fonction enseignante du Frère, comme le crucifix et la vierge à l’enfant sa fonction religieuse. La paire de lunettes donne une note intime et plus personnelle.
La lézarde du mur exprime la volonté de rejoindre les plus démunis : on pourra imaginer le Frère Philippe en pleine activité, enseignant à des auditeurs placés plus bas - assis par terre ? - durant un cours du soir.
Le portrait représente un Frère avant tout enseignant, connu pour son mode de vie simple et sans manière, et dont la volonté est d’enseigner à ceux qui en ont le plus besoin.
(D’après l’analyse de A. Rifault, étudiante en master de muséologie, Université de Perpignan, octobre 2023)
Est-ce la notoriété des Frères, l’originalité du portrait, sa singularité dans l’œuvre de l’artiste ?
Le tableau va être exposé au salon annuel de la peinture et de la sculpture au musée royal (au Louvre) qui ouvre le 15 mars 1845.
Horace Vernet - qui occupe six pages dans le livret officiel - y expose dans la catégorie des tableaux d’histoire avec Delacroix et Meissonier, au moment où les thèmes orientalistes sont à la mode (Prise de la smalah d'Abd-el-Kader), et dans la catégorie des portraits, art qui triomphe et connait ses premières crises au XIXe siècle.
Ce peintre connu pour sa rare aisance d’exécution, issu d’une lignée de peintres de l’armée et de la marine, bonapartiste bercé par la légende napoléonienne (il ferraille avec son père contre les prussiens devant Paris en 1814), membre de l’Institut à 37 ans, quasi ambassadeur de France à Rome dans les années 1830, ami de Delacroix… et de Louis-Philippe qui l’admire, … est déjà une célébrité nationale dans les années 1840, tout entier donné qu’il est à l’illustration de la grandeur politique et militaire de la France… qu’elle soit monarchique ou impériale.
Si l’académisme de Vernet n’enthousiasme pas Baudelaire (sous le nom de « Baudelaire Dufaÿs », salon de 1845, Paris, 1845), dans sa recension critique (« ce militaire qui fait de la peinture… »),
d’autres apprécient :
« Ce gigantesque travail (la prise de la smalah) n’a pas empêché M. Horace Vernet de trouver encore du loisir pour peindre deux portraits : celui de M. le comte Molé en costume de grand juge, ministre de la justice, et celui du Frère Philippe, Supérieur général de l’Institut des Frères Écoles chrétiennes. Personne n’a poussé plus loin la faculté de l’improvisation pittoresque. Ce qu’il y a de particulier dans les natures de ce genre, c’est que ces œuvres, faites si rapidement, ne portent aucune trace de précipitation. Elles donnent ce qu’elles ont tout de suite et d’un seul coup. Accordez six mois pour la figure achevée en six jours, elle n’en sera pas meilleure et peut être elle sera pire » (Théophile Gautier, Feuilleton de la PRESSE du 18 mars 1845).
Quand le Grand dictionnaire universel du XIXe siècle présente un article nourri sur le Frère Philippe, il évoque le prestige d’une grande figure du siècle, des éléments historiques sur ce qui est considéré comme une apogée de l’Institut des Frères… et, étonnamment, il détaille le célèbre portrait :
« Le portrait fut exposé au salon de 1845, où il fit fureur. Le sujet prêtait ; la bonhomie et la simplicité de cette figure, qui rappelle celle de Saint-Vincent de Paul, l’austérité du vêtement, tout invitait à un chef-d’œuvre. Sans être un chef-d’œuvre, le portrait exécuté par Horace Vernet compte parmi ses meilleurs morceaux. La tête est empreinte d’une bonhomie fine ; l’attitude est pleine de simplicité et les tons dorés de la peinture sont d’un effet agréable (…)».
Cinquante ans plus tard, un illustre philosophe de l'histoire pouvait écrire : « Tel qui commande à dix mille autres, vit aussi pauvrement, sous une consigne aussi stricte, avec aussi peu de commodités et moins de loisirs que le moindre Frère ; se rappeler le portrait du Frère Philippe par Horace Vernet » (Taine, Les origines de la France contemporaine, Régime moderne, t. II, p. 107 (Ed. 8e, 1894).)
Bruno Mellet
Un magistrat de la cour d'Angers nous, disait naguère :
"Je voyageais, il v a vingt ans, en compagnie d'un Frère dont la figure et les manières inspiraient le respect ; c'était une nuit d’hiver ; nous revenions de Lyon, nous étions en compartiment de secondes ; je toussais, j'avais froid. Ému de compassion en me voyant grelotter, le bon Frère se dépouilla de son manteau, et, avec une attention toute paternelle, en couvrit lui-même mes genoux. J'étais confus, j'étais reconnaissant au-delà de toute expression.
Comme je demandais au cher Frère qu'il voulût bien me dire son nom, il me répondit doucement : « En chemin de fer, un religieux ne doit pas avoir de nom ; mais nous sommes chrétiens, tous les deux, et après le grand voyage, de la vie, nous nous retrouverons, j'espère, au même rendez-vous ; je vais dire mon chapelet pour qu'il en soit ainsi. » Arrivés, à Paris, le digne religieux me permit de lui serrer la main, et nous nous quittâmes amis, quoique inconnus l'un à l'autre. Je vis ensuite le chef de gare se découvrir et s'incliner profondément au passage du vénérable Frère. J'étais intrigué et je voulus savoir le nom de ce nouveau saint Martin qui m'avait recouvert de son manteau.
- Comment ! me répondit le chef de gare, vous ne connaissez pas le Frère Philippe ! vous n'avez jamais vu son portrait, le chef-d'œuvre d'Horace Vernet ! mais c'est à lui que vous venez de parler ; c'est la main du plus populaire, du meilleur des hommes que vous avez pressée dans vos mains.
À ce nom du Frère Philippe, je restai confondu, je fus attendri et je compris toute la délicatesse des vertus catholiques. J'étais indifférent, alors ! aujourd'hui, je suis chrétien et la cause des persécutés est la mienne…
Le nom d'Horace Vernet vient d'être prononcé ; on nous saura gré de raconter ici, après M. Poujoulat, comment le grand artiste trouva l'occasion de peindre les traits du grand religieux. Dans l'une des séances du chapitre général de 1844, le Frère Péloguin rappela un arrêté du chapitre de 1787, lequel obligeait les frères assistants à faire tirer le portrait du supérieur général l'année même de son élection... Le Frère Philippe pâlit, rougit, protesta, cria au scandale.
- Mon très honoré frère supérieur général, dit alors le Frère Jean l'Aumônier, je crois que vos représentations vont prendre fin ; je demande que tous nos frères capitulants qui, comme moi, sont d'avis que l'arrêté du chapitre de 1787 soit mis en vigueur, se tiennent debout.
Et l'assemblée entière se leva.
Seul, le supérieur général resta assis. Il renouvela, mais en vain, ses objections. La chose étant donc décidée, le Frère Jean l'Aumônier obtint que la séance de cette matinée se terminât un quart d'heure plus tôt que les autres jours ; il prit des mesures pour qu'une voiture, se trouvant à la porte à onze heures, emmenât le Frère Philippe chez un artiste. Le Frère Jean l'Aumônier profita de l'intervalle entre la décision et l'heure du départ pour aller trouver Horace Vernet, dont il était l'ami, et lui raconter ce qui venait de se passer.
À ce récit, un rayon de joie éclaira l'austère visage du grand peintre.
- Comment, dit Vernet, vous en êtes venu là ?
Pouvais-je mieux m'adresser, lui répondit son Visiteur, qu'en choisissant le premier talent de l'Europe ?
- Mon cher frère Jean l'Aumônier, reprit Vernet, jamais personne au monde ne m'a fait autant d'honneur, ni causé tant de plaisir ; il y a longtemps que je désirais faire le portrait de cet homme, dont la physionomie m'a plus frappée que toutes les figures que j'ai vues dans mes voyages. Puisqu'il en est ainsi, vous me donnerez des prières, et moi je vous donnerai mon art et mes pinceaux. Amenez votre vénérable supérieur quand vous voudrez ; non que j'aie besoin de le voir de nouveau : ses traits sont empreints dans mon souvenir depuis que, l'an dernier, j'ai eu l'honneur et le plaisir de l'entretenir quelques instants.
À onze heures un quart, le Frère Jean l'Aumônier se présentait encore chez Vernet, mais cette fois avec le Frère Philippe. Celui-ci montait les marches, quand le grand artiste lui cria du haut de l'escalier :
- Eh bien, mon frère supérieur, voilà ce que c'est que le vœu d'obéissance ! la pratique en coûte quelquefois beaucoup, même à l'humilité.
Le Frère prit place sur un petit tabouret, y resta environ une heure, et la figure tant admirée au salon de 1845 était sortie du pinceau de Vernet. Plus tard, le Frère Philippe consolait les dernières heures du grand peintre ; il ne lui ferma pas les yeux, comme on l'a dit, mais sans doute il lui ouvrit le ciel.
(J. d'Arsac, "Le Frère Philippe", Illustrations du XIXe siècle, 1881,
archives Diana, brochure 8)