Sainte Thérèse de Lisieux et Frère Siméon

Octobre 2023

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Sainte-Thérèse, née il y a 150 ans, évoque dans son œuvre posthume, Histoire d’une âme, ses relations avec le Frère Siméon, directeur du collège Saint-Joseph de Rome, par l’intermédiaire de son père Louis Martin puis de sa communauté du Carmel de Lisieux. L’histoire des Frères des Écoles chrétiennes est ponctuée de cette discrète amitié spirituelle avec les communautés carmélitaines.

Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte-Face (1873-1897)

L’extraordinaire destin de Thérèse Martin commence après son décès à l’âge de 24 ans, dans un relatif anonymat, avec la parution en 1899 de ses mémoires écrites à la suggestion de ses sœurs et de sa communauté. Les récits de son cheminement spirituel, accueilli comme un message de confiance et d’amour à vivre dans l’ordinaire du quotidien, connaissent une surprenante diffusion portée par nombre de faveurs attribuées à son intercession, 

tout particulièrement auprès des poilus de 1914-1918. 
Béatifiée dès 1923, elle est proclamée sainte en 1925, Patronne des missions en 1927, Patronne secondaire de la France en 1944, Docteur de l’Église en 1997. Ses parents, Zélie et Louis Martin, ont été canonisés en 2015.

L’Unesco célèbre Thérèse comme « figure de paix » en cette année 2023.

Thérèse et ses parents

Après le décès de sa mère en 1877 - Thérèse a alors 4 ans - Louis et ses 5 filles quittent Alençon pour Lisieux entre autre pour rejoindre le frère de Zélie, Isidore Guérin, et son épouse Céline Fournet. Isidore est, entre autres, impliqué dans la vie de l’école des Frères de Lisieux qui subit la laïcisation en 1884. Son nom est mentionné comme un des fondateurs de l’école libre et de l’amicale des anciens élèves, vraisemblablement avec son beau-frère Louis au moins pour ce qui concerne l’amicale

Louis va effectuer deux voyages notables à Rome. En septembre 1885, il y fait la connaissance du Frère Siméon (âgé de 71 ans) alors directeur du « collège français Saint-Joseph », parmi les figures éminentes de la communauté française de Rome.

Le comité de l'école

En novembre 1887, la famille Martin participe à un pèlerinage diocésain à Rome durant lequel Thérèse, qui va vers ses 15 ans, bouscule le protocole de l’audience en suppliant le Pape Léon XIII de lui donner la permission d’entrer au Carmel sans attendre l’âge minimum requis. Comme le relate elle-même Thérèse, quelques jours après cet évènement, Louis raconte cette scène au Frère Siméon. Cet étonnant épisode crée le trait d’union entre la famille Martin et le « Frère directeur » qui se concrétisera par les correspondances futures. La rencontre effective avec Thérèse lors de cette visite au collège Saint-Joseph, si elle n’est pas prouvée, est laissée à l’intuition de chacun.

Thérèse et le Pape LéonXIII
Extrait de "Histoire d'une âme"

Thérèse va finalement quitter sa famille en avril 1888 pour en rejoindre une nouvelle : la communauté du carmel de Lisieux… où elle retrouvera trois de ses sœurs, Pauline (entrée en 1882, élue plusieurs fois supérieure du carmel), Céline (1894) et Marie (1886) ainsi que sa cousine Marie Guérin (1895).

C’est quelque temps avant sa profession religieuse à 17 ans et demi, le 8 septembre 1890, que Thérèse contacte le Frère Siméon. Elle le sollicite pour obtenir par son intermédiaire une bénédiction du Saint-Père au jour de sa profession.

Le Frère lui répond le 31 août 1890 :

Ma très chère Sœur,
Je viens de recevoir la Bénédiction Apostolique que, sur votre demande, j'ai demandée pour vous et pour Monsieur votre St et Vénérable Père. J'ai conservé de lui et de vous un excellent souvenir. Je remercie le bon Dieu d'avoir favorisé votre si Ste vocation. Je vous félicite de vos noces du 8 septembre, le Ciel ratifiera la Bénédiction que son représentant ici-bas vous envoie pour ce grand jour de votre vie !
Priez bien pour N.S. Père le Pape si affligé et si humilié à Rome. Ses ennemis le persécutent de toutes les manières, tout est permis ici contre lui, on est assuré de l'impunité. C'est désolant !!  L'Enfer triomphe à Rome !!
Priez Monsieur votre Vénérable Père d'agréer mes respectueux sentiments et dites-lui combien je prends part à ses souffrances. Le Ciel en sera le prix ! Priez pour moi, chère Sœur, et agréez mon respect et mes félicitations. 

- f. Siméon

Frère Siméon (Charles Perrier, 1814-1899)

Le Frère Siméon est en poste à Rome depuis septembre 1851. Il a quitté Avignon puis Béziers où il avait pu consolider ses qualités d’éducateur, pour prendre en main la destinée d’une école française créée à Rome en janvier 1851 à l’initiative de l’ambassade de France et des pieux établissements français à Rome. Il s’agissait alors de scolariser les enfants des officiers français venus assurer en 1849, la sécurité du Pape dont les États étaient menacés par les tumultes du Risorgimento (unification de l’Italie). Rapidement l’école ouvre des sections supérieures et accueille - à la discrétion de l’ambassadeur de France -  des élèves italiens de plus en plus nombreux. Le départ de la dernière division française en 1870 marque l’annexion de Rome au Royaume d’Italie. L’établissement va rapidement adopter les programmes académiques italiens et poursuivre son développement devenant école technique et secondaire en 1873.

Lorsque la famille Martin rentre en contact avec lui à partir de 1885, le Frère Siméon est une de ces personnalités ressources comme il en existe à proximité des centres de décisions, qui peut mettre en relation réseaux français et italien, diplomatique et ecclésial. 
Les relations épistolaires qu’il entretient entre 1890 et 1898 avec la communauté du carmel de Lisieux illustrent des relations d’amitié spirituelle – échange de nouvelles, de poèmes, d’intention de prières, de reliques ou d’images de piété – dans lesquelles Frère Siméon joue parfois le rôle d’intermédiaire pour l’obtention de ces messages de bénédictions papales que délivrent les services de la curie pour un évènement familial ou religieux.

Frère Siméon

Correspondances (1890-1898)

Une lettre que Thérèse adresse au Frère Siméon en janvier 1897 a valeur de relique. À cette période, Thérèse se sait condamnée (elle entre en phase terminale de la tuberculose) et affronte une nouvelle nuit de la foi.

Lettre de Thérèse au Frère Siméon
Lettre de Sœur Thérèse au Frère Siméon (suite)

Mais c’est entre Céline Martin – sœur Geneviève de la Sainte-Face – et le Frère Siméon que les correspondances disponibles sont les plus nombreuses surtout durant cette douloureuse année 1897 où Céline évoque bien souvent la santé de sa sœur ainsi que celle de son père dont le long calvaire a commencé en 1888.

Merci du précieux souvenir que vous m'avez envoyé du St homme Martin, si digne ami de votre St Papa. Veuillez me rappeler au doux souvenir de votre chère Sœur Thérèse de l'Enfant Jésus, remerciez-la des bonnes prières qu'elle fait pour moi. J'espère que vous vous unirez à elle dans ses intentions pour moi pour m'obtenir de faire en tout la Ste volonté de Dieu et une Ste mort. J'ai 82 ans et suis chargé encore d'une grosse maison. J'ai besoin de beaucoup de secours du Ciel. Permettez-moi de compter sur vous. Votre humble serviteur – (Frère Siméon - 20/02/1896)

Ma Sr Th. de l'Enfant-Jésus et moi essayons d'être saintes et nous voudrions bien arriver bientôt au Ciel. Elle en prend le chemin, c'est un Ange... L'amour consume sa vie et sa poitrine délicate nous donne de sérieuses inquiétudes. J'envoie dans cette lettre une pièce de vers compo­sée par elle (PN-17), ce n'est qu'une fleur détachée du beau bouquet qu'elle lègue à sa famille religieuse. (Sœur Geneviève - 10/01/1897)

9. Vivre d'Amour, lorsque Jésus sommeille
C'est le repos sur les flots orageux
Oh ! ne crains pas, Seigneur, que je t'éveille
J'attends en paix le rivage des cieux....
La Foi bientôt déchirera son voile
Mon Espérance est de te voir un jour
La Charité enfle et pousse ma voile
Je vis d'Amour !...

(Poème de Thérèse, Vivre d’amour ! extrait - PN 17).

Je viens de relire encore la splendide poésie (PN 17) de votre admirable sœur. C'est un chant sublime qui aurait été bien sur les lèvres de la Grande Ste Thérèse !! Mes frères se la disputent et en prennent copie. Je vais l'envoyer à une de mes Nièces, Supérieure du Bon Pasteur à Lyon, qui en jouira beaucoup et en profitera. (…) Je me soumets à la Ste volonté de Dieu, pour tout ce qu'il voudra de son pauvre, très pauvre serviteur. Priez pour moi, mes chères Sœurs, et intéressez pour moi vos Stes compagnes, j'y compte n'est-ce pas ? (Frère Siméon - 25/01/1897)

Céline Martin : Soeur Geneviève de la Sainte-Face

La santé de votre autre petite Carmélite Sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus est bien compromise, elle va un peu mieux tout à l'heure, cependant la toux n'a pas cédé, on lui a mis vésicatoires sur vésicatoires, et le docteur en ordonne un autre aujourd'hui. Malgré que la maladie de poitrine ne soit pas encore déclarée, chacun s'attend à voir le divin Maître cueillir [2r°] cette fleur si belle. Elle est mûre pour le Ciel et cependant la terre la réclame : elle n'a que vingt-quatre ans et déjà à cause de sa capacité, de sa précoce sainteté, notre Mère l'a prise pour aide dans la charge des novices. (Sœur Geneviève - 25/04/1897)

Ma très chère Sœur, Les tristes nouvelles que m'apporte votre lettre sur la triste position de votre admirable sœur sont douloureuses et consolantes. Mourir d'amour pour Jésus mort par amour pour nous, quelle chose plus sublime, plus héroïque, plus digne d’envie !! Je prie et fais prier pourtant pour que Dieu la conserve et la guérisse pour votre consolation et la gloire de votre Carmel de Lisieux.

Le St Père ne reçoit pas en ce moment, nous avons des chaleurs suffocantes, on ne respire plus. J'ai fait demander la Bénédiction Aposto­lique et l'Indulgence in articulo mortis pour votre Ste Sœur. Le St Père a tout accordé. C'est par l'entremise du Prélat son secrétaire que la faveur m'est arrivée il y a quelques instants. (Frère Siméon - 12/07/1897)

Le sacrifice est consommé ! Ah ! vous comprenez quel deuil afflige mon cœur. C'est le 30 Septembre à 7 h. du soir que ma chère petite sœur rendait sa belle âme au Seigneur. Après une maladie des plus cruelles et une agonie de deux jours. Abandonnée du bon Dieu, souffrant comme Notre Seigneur sur la Croix, et du corps et de l'âme, ce qui a fait dire à une de nos bonnes [lv°] Anciennes qui déjà a vu mourir bien des Carmélites que ma chère petite Thérèse est morte en victime. Oh ! oui, elle est morte en Victime, Victime de l'Amour Et elle n'aurait pas voulu moins souffrir. Le Docteur disait qu'il ne savait pas comment elle vivait, que c'était surnaturel. Et notre chère petite Ange disait à notre Mère : « Ce qui m'explique de tant souffrir, c'est le désir que y ai toujours eu de souffrir et de sauver des âmes... » (Sœur Geneviève - 10/10/1897)

Quelque temps après, fin 1898, Céline annonce au Frère Siméon qu’elle va lui faire parvenir quelques exemplaires de la première édition des souvenirs de Thérèse. Il va en transmettre un au secrétaire particulier du Saint-Père.

Ce livre est destiné à faire beaucoup de bien ; mes confrères sont impatients d’abreuver leur âme à cette bonne source. 

Frère Siméon décède en janvier 1899 après avoir accompagné la fondation et le développement de ce qui est devenu aujourd’hui le collège Saint-Joseph situé, depuis 1885, Place d’Espagne. Céline, la sœur « intrépide » de Thérèse, très impliquée dans la diffusion de l’histoire d’une âme, décède en 1959 après avoir pu participer au procès de béatification de ses parents en 1956. Elle était le dernier témoin, le plus intime avec Thérèse.

Spiritualité carmélitaine

Le Carmel comme ordre religieux existe depuis le XIIe siècle, et connait une réforme marquante au XVIe siècle avec Sainte Thérèse d’Avila et Saint-Jean de la Croix. Le Carmel réformé sous sa forme « thérésienne », une vie « cachée » dans la prière et la pauvreté, est introduit en France à la date symbolique du 15 octobre 1604, tandis que « l’Espagne inonde la France de sa dévotion » (Lanson). Dans le grand mouvement de renouveau de la vie religieuse qui suit le développement de la Réforme catholique en France, des dizaines de Carmels vont s’ouvrir durant le XVIIe siècle, alimentant l’authentique élan mystique qui traverse ce « grand siècle des âmes » qui « crépite » de méthodes d’oraison (Brémond). Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le Carmel est le lieu par excellence de l’expérience de l’oraison et de la prière intérieure.

« On nomme l'oraison une occupation intérieure parce que l'âme s'y occupe de ce qui lui est propre en cette vie qui est de connaître Dieu et de l'aimer (Jn 17, 3; Lc 10, 27-28) et de prendre tous les moyens nécessaires pour parvenir à ces deux fins » (de La Salle). L’influence thérésienne se retrouve tout particulièrement dans le déroulement de l’oraison lasallienne et peut expliquer une proximité spirituelle entre les communautés carmélitaines et celles des Frères, qui trouve ses racines dans la vie du fondateur.

Image de dévotion
Image de dévotion
Image de dévotion
Image de dévotion

Jean-Baptiste de La Salle participe pleinement au mouvement de réforme au long de sa formation où il s’enrichit des courants spirituels de son temps. Il sait les mettre à la portée de ses Frères en vue de structurer un style de vie religieuse en pleine recherche. Ses biographes (Blain, Maillefer), évoquent « le puissant attrait que Monsieur de La Salle avait pour la solitude, la vie cachée et le silence », et mentionnent quelques retraites effectuées au Carmel à Rouen et à Paris où il a pu rencontrer le Frère Laurent de la Résurrection (1614-1691), un Carme influant de son temps.
« La vénération particulière qu’il avait pour sainte Thérèse, dans les ouvrages de laquelle il avait puisé l’esprit d’oraison pour lequel il avait un si grand attrait et l’estime particulière qu’il faisait des religieux de sa réforme, lui fit préférer cette maison à toutes les autres » précise Maillefer alors que de La Salle fait choix d’un lieu de retraite.

Lieu de ressourcement spirituel, espace de communauté de prière où se noue une complémentarité des charismes, voir un jumelage spirituel, les communautés carmélitaines n’ont jamais été étrangères aux Frères des Écoles chrétiennes qui y ont souvent trouvé cet esprit de famille qu’illustrent bien ces insolites correspondances entre Frère Siméon et sainte Thérèse.

Bruno Mellet