Les premiers pas du syndicalisme chrétien

Juin 2023

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Les Frères des Écoles Chrétiennes sont connus pour avoir été acteurs dans la création en 1887 d’un des tout premiers syndicats chrétiens de salariés, le Syndicat des Employés du Commerce et de l’Industrie (SECI), élément fondateur de la Confédération Française des Travailleurs Chrétiens (CFTC). Une page d’histoire qui s’est écrite au fil de leur engagement dans la formation humaine et professionnelle des jeunes adultes et le mouvement du catholicisme social. 

La question sociale et syndicale

Les mouvements sociaux de 1848 et de 1871, la crainte des violences révolutionnaires, précipitent une lente prise de conscience de la misère ouvrière. Entre approche libérale ou conservatrice, les milieux catholiques ébauchent des analyses et des réponses sociales plus ou moins durables tandis que la mouvance « socialiste » prend forme au fil des luttes ouvrières dans un contexte politique où l’expression syndicale reste interdite.

Ici ou là s’expérimentent des sociétés de secours mutuels, des bureaux de placement, des essais de coopératives et autre formes de services sociaux auto gérées. L’Église manifeste son souci d’accompagner les jeunes entrant sur le marché du travail ou rattachés à la classe ouvrière, en développant des structures de patronages, des cours d’adultes, et diverses formes d’œuvres pour la jeunesse. Des responsables politiques catholiques s’engagent à porter des revendications ouvrières sur les salaires, les caisses de retraite, le temps de travail, le repos dominical, ou l’interdiction du travail des enfants qui peuvent donner lieu à des lois peu ou pas appliquées. 

Le journal du SECI

Ce qui va devenir le fondement de la doctrine sociale de l’Église prend forme avec la publication en 1891 par le pape Léon XIII de l’encyclique Rerum Novarum, texte nourri des expériences de ces acteurs sociaux des églises d’Allemagne, des États-Unis ou de France, qui se sont engagés tout particulièrement au service de la cause ouvrière dès l’aube du siècle.

Après les lois de 1864 et 1868 tolérant des formations à caractère syndical, il faut attendre mars 1884 – sous la pression des grandes grèves des années 1882-1884 -  pour une légalisation complète des syndicats professionnels ouvriers, patronaux ou mixtes. 

La période 1886-1887 voit naitre les premiers syndicats chrétiens ainsi que l’association catholique de la jeunesse française (ACJF) qui va structurer nombre de mouvements d’action catholique dont la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) créée en France en 1927 et dont on connait l’influence sur le monde syndical jusqu’à nos jours. 

Journal de la Jeunesse Ouvrière

Sur le terrain français, la CGT se constitue entre 1886 et 1895 et demeure la seule confédération existante jusqu’en 1919, année où la CFTC voit le jour avec le regroupement des syndicats chrétiens initiés ici et là en France.
CGT et CFTC manifestent ensemble leur opposition au gouvernement de Vichy en 1940 et participent au Conseil National de la résistance en 1943… mais la rivalité entre ces deux structures demeurera toujours vive.

L’histoire du syndicalisme français est le fait d’une multitude de syndicats d’entreprise, de sections locales ou de regroupement par secteurs d’activité qui s’associent, se séparent ou se fédèrent au gré des élections professionnelles, des victoires syndicales ou des crises sociales.
En 1964, le choix de la déconfessionnalisation entraine la scission entre la CFTC « maintenue » et ce qui devient la CFDT. L’un et l’autre revendiquent aujourd’hui leur origine dans la création des premiers syndicats chrétiens.

Statue de saint Benoît-Joseph Labre (© Odile Nave)

Patronages, œuvres de la jeunesse, société Saint Benoit-Joseph Labre

Frère Exupérien

Et parmi ces syndicats d'entreprises, le SECI (le I étant devenu Interprofessionnel en 1952) fondé en 1887, qui a souhaité quitter la CFTC pour rejoindre l’UNSA en 2013, tout en gardant vivace le récit de ses origines en célébrant son centrentenaire en 2017.

L’histoire du SECI illustre l’action des Frères des Écoles chrétiennes du district de Paris et plus particulièrement les initiatives des Frères Exupérien (Adrien Mas, 1829-1905) et Hiéron (Jean Giraudias, 1830-1905) appuyées par leur Frère Supérieur, le Frère Joseph (JM Josserand, 1823-1897).
Frère Éxupérien est présent à Paris comme Assistant du Supérieur à partir de 1873, fort de son expérience dans les œuvres périscolaires et de son charisme d’éducateur de la foi auprès des jeunes adultes. La centaine d’écoles que dirigent les Frères de Paris en contact avec une jeunesse populaire constitue un élément d’importance pour l’Église qui souhaite s’engager dans une pastorale visant à accompagner la jeunesse dans la durée et à former une élite chrétienne.

Frère Hiéron

Aussi les Frères s’inscrivent dans la dynamique des œuvres de persévérance qui fleurissent à cette époque, tout particulièrement en ouvrant à leurs élèves ou leurs anciens élèves des structures de patronages selon différentes formules adaptées à l’âge et au milieu. Mais la laïcisation des écoles s’enclenche sur la période 1879-1882, risquant de mettre à bas ces œuvres éducatives tandis que toutes les forces sont mobilisées pour ouvrir des écoles libres dans la décennie qui suit. 

Frère Éxupérien maintient le cap en lien avec les Frères Visiteurs de Paris du moment. Il prend l’initiative de rassembler quelques jeunes gens parmi les plus engagés à même de maintenir et développer les œuvres. En juin 1882, ce petit groupe se constitue en association dénommée Société de Saint Benoit-Joseph Labre. Cette association va prendre un temps visage de quasi tiers-ordre tant le règlement de vie spirituelle qu’elle se donne est exigeant. Issus des patronages de Frères pour la plupart, les membres vont contribuer au développement des 45 patronages que les Frères animent sur la période 1889-1897. Ils sont alors 900 « admis », « admissibles » et « aspirants » qui se rassemblent périodiquement à la maison des Frères d’Athis-Mons (91, Essonne) acquise en 1883, et placée sous la protection de Notre-Dame des retraites

Une publication du SECI
Souvenir de retraite

On retrouvera parmi les anciens « Labriens », bon nombre de prêtres et de religieux, des fondateurs et acteurs du SECI (Paul Baë, Charles Viennet), mais également de la CFTC (Jules Zirnheld, Gaston Tessier) et de la JOC française (les abbés Georges Guérin et Charles Bordet). 

Maison des retraites

Syndicat des Employés du Commerce et de l’Industrie (SECI)

C’est dans la statuaire du parc de la propriété d’Athis-Mons qu’on retrouve la trace de Saint-Labre, et du SECI sous forme d’« ex-voto syndicaux ». placés entre 1893 et 1987 sous la statue de Saint-Michel, protecteur du syndicat, en reconnaissance, entre autre, pour l’accroissement du nombre d’adhérents obtenu (2 000 en 1902, puis 5 000 en 1909). 

Avec l’appui constant des Frères Joseph et Éxupérien, c’est le Frère Hiéron qui est à la manœuvre dans le récit de la création du SECI : comme pour l’association Saint-Labre, les commencements sont lents et laborieux mais aboutissent au développement d’une structure humaine solide et pérenne.

Après une succession de postes dans les cercles ouvriers au Mans, les œuvres d’apprentis et autre cours du soir à Compiègne ou dans les écoles paroissiales de Saint-Pierre de Montrouge puis de Saint-Médard à Paris, il arrive à Saint-Nicolas-Vaugirard en 1876 où il anime une maison de famille et un bureau de placement. Frère Hiéron est alors envoyé fin 1883 à l’école parisienne de Notre-Dame de Bonne-Nouvelle afin d’y organiser un patronage au 14 rue des Petits Carreaux. Le Frère Éxupérien lui confie la gestion d’un bureau de placement projeté via l’association Saint-Labre et le conseil des œuvres, et impliquant les écoles commerciales parisiennes des Frères : fort de son expérience des relations complexes entre salariés et patrons, Frère Hiéron se retrouve en quelques années au carrefour d’un réseau d’anciens élèves et des « patro », où employeurs et employés chrétiens échangent dans une dynamique de partenariat aux nombreuses problématiques contractuelles.

L’année 1884 voit naitre les premières expériences syndicales, tandis que le Frère Joseph, Supérieur nouvellement élu, reçoit, du pape Léon XIII, les consignes d’être acteur de progrès social.  Dans le district de Paris, il trouvera les ressources humaines pour tenter l’aventure.

Statue de saint Michel (© Odile Nave)
Le premier ex-voto en 1893 (© Odile Nave)
Ex-voto des 25 ans du SECI (© Odile Nave)
Ex-voto du centenaire (© Odile Nave)

Après de longs échanges et nombre d’hésitations, c’est au service des employés du secteur « tertiaire » (commerce, banque, assurances, etc) que nait le SECI, le 13 septembre 1887, lors d’une réunion de 17 jeunes employés au siège de l’Union patronale du commerce et de l’industrie, au 30 rue de la Bourdonnais, en présence du Frère Hiéron. La jeune structure aux contours encore flous - syndicat mixte professionnel ? amicale d’entraide mutuelle ? -  qui nait de sa propre volonté après bien des débats en commission inter-patronages, est ainsi parrainée à la fois par une chambre syndicale née des lois de 1868, et par le réseau des œuvres animé par les Frères en faveur des jeunes travailleurs.
Il s’agit alors de recruter des membres (au sein des patronages, souvent à l’issue des retraites périodiques), de gérer les conflits, de trouver les ressources financières pour offrir des services opérationnels, d’animer la structure.  Frère Hiéron s’implique dans la création de caisses mutuelles maladie et chômage dès 1888 (La Fraternité commerciale), de coopérative d’achat, de restaurant collectif et de cours du soir. 
Si le Frère Hiéron est un fondateur discret et pragmatique, le président fondateur du SECI, Paul Baë (1862-1915) est l’animateur présent sur tous les fronts jusqu’en 1907.

Le dépôt des statuts du SECI
Le SECI rue des Petits-Carreaux

En 1890, le SECI se dote d’un bulletin périodique qui deviendra L’employé en 1901. Le nombre d’adhérents - 253 -  reste insuffisant pour atteindre la taille critique. Le jeune syndicat résiste à la tentation de se placer sous la protection d’un comité patronal qui aurait pu sécuriser ses finances. Le réseau des Frères est un secours essentiel pour soutenir la jeune structure à ses débuts. 

Le SECI prend peu à peu son orientation de syndicat non mixte – n’incluant pas de patrons dans sa structure – et non politique, ayant la volonté du dialogue et de la négociation pour améliorer le cadre du travail salarié : repos dominical (obtenu en 1906), horaires de travail, évolution salariale, étapes de carrière.

En avril 1891, le SECI emménage son siège social au 14 rue des Petits-Carreaux, adresse qui donnera un temps son nom au syndicat « des petits carreaux ». On voit peu à peu le SECI embaucher un permanent (1892), constituer de nouvelles sections professionnelles (1893), participer à des congrès nationaux, augmenter le nombre de cours professionnels, émarger à des subventions municipales (1902). 

Le siège du SECI rue Cadet, en 1933

Les Frères Éxupérien et Hiéron décèdent tous deux en 1905 alors que l’Institut est bouleversé par la loi d’interdiction des congrégations enseignantes. Le SECI a alors 3 600 adhérents et son service de placement accompagne 6 à 700 salariés par an. 
Son développement se poursuit, se diffuse en province, et se consolide tout en gardant des liens avec la coordination des patronages des Frères et des Saint-Labre. En 1913, des regroupements s’opèrent en fédérations. On compte 10 000 adhérents en 1920.

Lorsque quelques 320 syndicats chrétiens se rassemblent pour fonder la CFTC début novembre 1919, Jules Zirnheld (1876-1940) en prend la présidence et Gaston Tessier (1887-1960) en devient le premier secrétaire général : tous deux assurent ces mêmes fonctions au SECI depuis les années 1907-1908. Ces dirigeants historiques du SECI et de la CFTC vont s’opposer - avec la fédération des mineurs -  à la déconfessionnalisation du syndicat votée au congrès de novembre 1964 qui débouche sur la création de la CFDT. 

Le SECI, considéré comme l’ancêtre de l’actuelle Fédération des services CFDT, poursuit son chemin, un temps avec une CFTC qui se repose en partie sur lui pour maintenir son identité de syndicat réformiste et ses capacités de représentation. 

Le syndicalisme chrétien fait partie des ancêtres de la sécurité sociale, de l’assurance chômage et des caisses de retraite, ainsi que du syndicalisme féminin : « à travail égal, salaire égal ». L’histoire du SECI en marque des origines parisiennes et lasalliennes étonnamment vivaces.

Bruno Mellet