Vers les années 1960, la maison d’édition des Frères des Écoles Chrétiennes, LIGEL-Paris, doit poursuivre son développement et se diversifier dans sa production de manuels scolaires. Arrivé tardivement sur le marché africain, LIGEL va produire en un temps record une gamme complète d’ouvrages de français et d’histoire à destination des enseignants et des élèves des écoles primaires des pays d’Afrique francophone.
Les années 1960 sont marquées par l’indépendance des pays d’Afrique francophone subsaharienne (14 pays). On y dénombre alors environ 6 millions d’enfants scolarisables pour une cinquantaine de millions d’habitants (200 millions 60 ans après). Les systèmes éducatifs assument l’héritage colonial dans leurs structures, les programmes pouvant fluctuer avec l’instabilité politique que connaît cette période où les peuples se cherchent un nouveau destin. La production de manuels scolaires est essentiellement le fait de maisons d’édition françaises qui ont commencé à « africaniser » avec plus ou moins d’à-propos les contenus et leur pédagogie au sortir de la Grande Guerre dans les années 1920.
Hachette, Nathan, Bordas, Hatier, Larousse, A. Colin, Istra ont développé des collections (« École africaine », « Mamadou et Bineta », etc.) et se mettent à jour en s’associant à des auteurs africains ou à des instituts pédagogiques nouvellement créés (CARAP, IPAM , etc.). Comme EDICEF (Éditions classiques d’expression française avec Istra, Hachette et IPAM), des maisons d’édition regroupent leurs offres auprès des gouvernements et de la coopération française qui redéploye alors ses activités dans l’appui à la diffusion des ouvrages pédagogiques.
Ces ensembles éditoriaux centrés sur la fourniture de manuels aux écoles publiques lorgnent également sur le réseau confessionnel approvisionné par des maisons plus anciennes mais petites et dispersées. On sait que dès leur implantation mi XIXe siècle, les missions chrétiennes ont eu à cœur de traduire et de diffuser textes religieux et catéchismes, créant ici et là des imprimeries, tout en s’appuyant sur un réseau de librairies paroissiales et diocésaines. Les manuels de base, syllabaires et livrets de lecture et de calcul à bas prix, sont souvent des initiatives locales. Les éditions Saint-Paul, spécialisées dans les classiques africains depuis 1928, sont les plus connues et les mieux implantées, s’appuyant sur la congrégation des Sœurs de Saint-Paul fondée en 1874.
Elles publient des périodiques – Les presses missionnaires, L’école en Afrique et Pirogue – et un cycle primaire complet d’ouvrages de français et d’arithmétique produits après-guerre en collaboration avec les Frères de Saint-Gabriel : les ouvrages de français du Frère Macaire – Au village et à la ville – et ceux d’arithmétique du Frère Paul ont marqué une génération. Si les années 1960 marquent un passage à vide, l’activité éditoriale scolaire de Saint-Paul reprend la décennie suivante, dans un contexte politique plus favorable. C’est sur cette période des années 1960-1970, que la maison d’édition des Frères des Écoles chrétiennes, LIGEL , publie une vingtaine d’ouvrages destinés aux écoles d’Afrique francophone et expérimente un partenariat avec les éditions Saint-Paul au catalogue éditorial plus vaste.
Les Frères des Écoles chrétiennes français sont présents sur le territoire nord-africain depuis les années 1850, où ils constituent le district d’Alger. Mais ce n’est qu’en 1948, en provenance de ce district, qu’ils s’établissent en Afrique subsaharienne, d’abord en Haute-Volta, puis progressivement au Mali (1957) et au Niger en 1966. Outre que l’après-guerre est marqué par ce regain d’élan missionnaire, elle est une période de mutation pour les éditions LIGEL que son directeur, Frère Bruno Prat (1894-1980), va accompagner de 1947 jusqu’en 1974. De fait, les turpitudes des deux guerres successives ont fait perdre à LIGEL les liens commerciaux qui s’étaient établis entre la France et les Frères français qui avaient trouvé refuge au Proche-Orient et en Amérique du Sud après les lois de 1904 pour y fonder des écoles. Ces districts lointains ont pris peu à peu leur autonomie éditoriale.
En France, LIGEL doit s’adapter au nouveau contexte scolaire lié aux contrats avec l’État qui impose son rythme soutenu de réforme des programmes. LIGEL connaît de beaux succès avec ses « Livres du Maître » réputés, ses Atlas-géographie des cours complémentaires, ses grammaires anglaises, ses ouvrages de sténo et dactylographie, ses livres d’algèbre et de géométrie de 5e/4e/3e, sa série « Notre livre de Français », etc. Tous rédigés par « une réunion de professeurs », travail d’équipe souvent estival - particulièrement formateur pour les Frères rédacteurs, sur les plans humains et professionnels. LIGEL est alors aussi connu que les grandes maisons telles que Seuil, Grasset, Téqui ou Bordas.
Encouragé par le Frère Visiteur du district d’Alger, Marcel Simonneaux (1899-1978), le Frère Prat se lance dans un étonnant périple africain de décembre 1958 à avril 1959, en vue de prospecter le marché scolaire et d’y faire connaitre LIGEL. Une belle aventure humaine qui donne lieu à un savoureux récit dactylographié. C’est à cette occasion qu’il se lie avec le Frère Marcel Guilhem (1914-1994) en poste à Toussiana en Haute-Volta.
Les Frères y sont implantés depuis 1948, à la demande des Pères Missionnaires d’Afrique qui y ont fondé une école de Moniteurs. Associée à une école primaire d’application, les Frères y développent une école normale, recrutant pour bon nombre des diocèses des pays alentours. C’est ce pôle de diffusion pédagogique qui va servir de base pour l’élaboration d’une collection de manuels scolaires pour l’Afrique (de l’ouest surtout) éditée par LIGEL sous la coordination du Frère Guilhem, en lien permanent avec le Frère Prat à la manœuvre auprès des imprimeurs et des organisations officielles - coopérations et ambassades - basés à Paris.
Photo non datée (entre 1958 et 1964) : 1- Frère Marcel Simonneaux ; 2- Frère Marcel Guilhem ; 3- Frère Michel Levallois
Multipliant les collaborations avec des instituteurs, des directeurs d’écoles, des missionnaires érudits ou des écrivains, Frère Marcel Guilhem est le pivot pédagogique de ces ouvrages de français et d’histoire dont il rédige souvent les chapitres communs aux différentes éditions. Son travail se nourrit de ses fonctions de directeur de l’école normale, de formateur de maîtres d’école. Mais également de sa passion pour le monde religieux et culturel qui l‘environne - la société Toussian - qu’il étudie et sur laquelle il publie, notamment avec le Père Jean Hébert M. Afr. (1912-2005) – aumônier de cette même école normale de Toussiana. Dans cet esprit, les publications LIGEL mettent en valeur de façon approfondie les histoires régionales et leurs âges d’or, si souvent méconnus, ainsi que leurs cultures à travers récits, contes et légendes.
Les éditions s’échelonnent de 1960 à 1972. Le Frère Guilhem rejoint LIGEL Paris en 1970. De son côté, en décembre 1963, le Frère Prat associe LIGEL à un projet éditorial piloté par le CODIAM et son fondateur, Édouard Lizop (1917-1995), mutualisant les productions scolaires des éditions « de l’école » et « Saint-Paul » pour l’Afrique. Il s’agit d’unir ses forces dans un contexte devenu très mouvant et concurrentiel, exigeant de renforcer sa présence institutionnelle auprès des décideurs et des bailleurs de fonds. C’est ainsi que naît en 1964 le CEPAM qui se veut une institution médiatrice entre les organismes de coopération et le réseau des établissements catholiques d’Afrique, chargé d’agir plus globalement en faveur de l’éducation et de la recherche pédagogique. Le CEPAM valide la collection « Terres de soleil » imaginée par les Frères Prat et Guilhem, et coédite le Guide pour votre école de promotion collective rédigé par le Frère Jacques Piveteau (1924-1986) en 1972. Un projet de manuel d’alphabétisation (gestuée) en collaboration avec les Frère Michel Levallois (1922-2019) et Just Phelippeau (1903-1987) est prévu également pour 1972 , mais marque la fin de cette épopée éditoriale africaine, l’expérience CEPAM tournant court. Le Frère Guilhem quitte LIGEL en 1973 et le Frère Prat le suit en 1974.
Les éditions africaines de LIGEL connaîtront une honorable diffusion avec des rééditions jusqu’aux années 1980. Bilan d’étape : 42 000 exemplaires de la collection « Terres de soleil » et 15 000 pour les récits historiques ont été diffusés en 1971 dans les 14 États francophones, aussi bien dans les écoles publiques que privées, avec le fréquent soutien de la coopération française.
Mais garder son rang éditorial exige un investissement humain considérable que le Frère Bruno Prat aura été le dernier à pouvoir porter avant l’arrêt définitif des activités de LIGEL en 1983, les ressources humaines ne permettant plus de se maintenir à niveau.
Bruno Mellet
Une liste des ouvrages publiés par LIGEL en Afrique