Le fonds d’archives du secrétariat national de la rue de Sèvres à Paris possède un témoignage des activités scolaires des élèves des Frères en Indochine sur la période 1935-1956. La boîte référencée Ka 18 contient une vingtaine de cahiers d’exercices provenant de 5 écoles du district de Saïgon dont 6 que nous présentons ici pour leur qualité graphique et le contraste interculturel qu’ils illustrent.
Ces cahiers ont été probablement sélectionnés pour une exposition de travaux d’élèves comme cela se pratiquait à l’occasion d’expositions universelles ou missionnaires. Ils évoquent une part du passé pédagogique de l’Institut (maitrise de l’écriture et du dessin, standards des présentations). Ils manifestent une application studieuse et un soin stylé révélant les traits d’une civilisation ancienne et enracinée qui accueille une nouvelle approche éducative venue d’occident. Ils relatent la fluidité linguistique dont les religieux ont dû faire preuve pour aller au bout de leur apostolat et de leur mission éducative.
Certes les Frères ont été parmi les meilleurs garants de la promotion de la langue française dans cette partie de l’Asie, mais ils ont su intégrer la langue de leurs hôtes (le khmer, le vietnamien), respecter les langages anciens (le chinois) et participer au développement d’un nouveau code d’écriture (le Quoc-Ngu).
Ces cahiers témoignent de cette brève transition dans l’histoire scolaire de l’Indochine qui eut lieu entre 1885 et 1945 avec le passage de l’école traditionnelle d’inspiration chinoise à l’implantation d’une école franco-annamite d’où émerge l’école vietnamienne qui va s’émanciper du français progressivement après-guerre.
C’est le gouvernement militaire français de la colonie d’Indochine (Vietnam, Laos et Cambodge) qui fait appel aux Frères pour former des traducteurs. Quand les Frères arrivent à Saïgon en 1866 pour reprendre le collège d’Adran (fondée par les M.E.P.), ils arrivent dans une société ayant un système d’écoles traditionnelles très ancien.
De nombreux villages sont dotés d’école « des lettrés » où les garçons sont initiés aux valeurs du confucianisme et à l’écriture chinoise. Des concours périodiques sont organisés pour sélectionner les fonctionnaires de l’administration monarchique. Ces concours vont intégrer peu à peu le français et le « Quoc-Ngu », transcription du vietnamien en caractères latins ➀, à l’instigation du colonisateur qui souhaite contrer l’influence chinoise.
Au fur et à mesure que l’école « européenne » se diffuse, l’école traditionnelle disparait et les derniers concours de lettrés ont lieu en 1919. Toutefois l’enseignement des sinogrammes (Chu-nho et chu-nom) si fortement lié à la culture vietnamienne, demeure de façon plus ou moins formelle dans les programmes scolaires « franco-annamites » qui s’ébauchent vers les années 1880 et se stabilisent après la réforme de l’enseignement en Indochine de 1917. L’école « moderne » gardera une influence modeste : on estime que 80% de la population est analphabète dans les années 1945. Elle a eu un impact marqué parmi les classes plus aisées. L’enseignement des sciences y était entre autre très prisé.
Vers les années 1935, l’Institut anime 12 écoles gérées par 160 Frères majoritairement indochinois. Les Frères y appliquent les programmes de la métropole (sections françaises), mais également l’Enseignement Primaire Supérieur en quatre années mis en place par le gouvernement dans le cadre des sections franco-annamites (ou franco-indigènes ou encore franco-vietnamiennes selon les époques). Ce programme était accessible avec le Certificat d’Études Primaires et permettait d’obtenir le Diplôme d’Études Primaires Supérieures. Ce programme, plus dense que le programme français parallèle – car incluant le Quoc-Ngu
et des spécificités locales – permettait parfois d’acquérir dans la foulée les Brevets français (B.E. et B.E.P.S.), pour envisager un baccalauréat deux ou trois ans après. C’est en 1938 que s’ouvrent des sections secondaires dans les institutions les mieux établies (Taberd et Pellerin).
Le premier cahier nous provient de l’Institution Taberd (1889-1975), la plus ancienne école d’Indochine (dont l’ancêtre est le collège d’Adran), justement réputée pour ses cours de dessin.
Ce cahier, de format (310x235mm) et non daté (années trente), contient 4 planches préparatoires au crayon noir avec son travail sur l’ombrage, suivi de leurs versions en aquarelle aux marges ornementées. Le nom de leur auteur est annoté sur chaque planche au crayon : Minh Jn. Bte. Nous joignons en regard un exemple de ces nombreuses planches modèles publiées par les Frères, une page du Cours élémentaire de dessin à main levée publié par la Librairie Générale au milieu du XXe siècle (l’Institut a publié plus de 120 éditions relatives au dessin entre 1834 et 1936). Passés maîtres dans l’initiation aux techniques du dessin d’ornement et industriel, les Frères ont acquis une solide réputation dans ce domaine à travers les cours pour adultes et autres cours complémentaires, appuyée par de nombreux prix lors des expositions universelles.
Les deux cahiers suivants proviennent de la section « annamite » de l’école Puginier (1894-1954) à Hanoï. Outre qu’ils illustrent également deux points forts de l’école des Frères (l’enseignement scientifique et la géographie), ils évoquent aussi cette pédagogie intemporelle consistant à dessiner des modèles issus des livres ou tracés par le maitre au tableau.
Dans son Cahier de dessin de sciences de Cours Moyen 2e l’élève Nguyen Van Ngac, 15 ans, a recopié, ce 5 décembre 1929, les dessins d’une édition des Premières notions de sciences – niveau CEP éditée par les Frères - en 1920 dans l’exemple présenté (dans le domaine des sciences de l’observation l’Institut va compter une centaine d’éditions entre 1880 et 1970).
L’élève Nguyen-Van-Quy, lui, en 1ère année du cours complémentaire, a recopié dans son cahier de cartographie 17 cartes issues de différentes éditions géographiques de l’Institut dont celle d’un probable Cours de géographie : la France et ses Colonies (parmi la douzaine d’éditions recensées sous ce titre entre 1887 et 1940) qui évoque la situation de l’Algérie dans les années 1920-1925.
L’école Puginier accueille, dans les années trente, une section franco-annamite dispensant des cours de Quoc-Ngu aux autochtones, tous les cours étant dans cette langue dans la section annamite. Les sinogrammes continuent d’être enseignés soit en cours facultatif, soit au sein d’une section « chinoise », comme celle de Taberd (qui accueille également de nombreuses sections indiennes, cambodgiennes, etc.).
C’est dans ce cahier de Thèmes et versions - Caractères chinois – Rédaction annamite rédigé par un élève de 2ème année du Brevet, de la prestigieuse école Pellerin de Hué (1904-1975) durant l’année 1929-1930 que l’on trouve dix pages d’exercices de calligraphie chinoise annotés en français par le correcteur, laïc ou Frère vietnamien, au milieu de travaux de traductions français-vietnamien.
Vers 1935, les écoles des Frères d’Indochine accueillent 3 750 élèves dont 2 400 sont chrétiens.
Les écoles sont ouvertes à tous les enfants sans distinction de classes sociales ou de religion, même si la prière et le catéchisme font partie du programme de tous. Le souci missionnaire demeure visible dans les documents d’époque comme dans ce cahier de composition de catéchisme en Quoc-Ngu du Cours Supérieur de l’école Saint-Joseph d’Haïphong (1906-1954) écrit en septembre 1929.
Le rédacteur a 15 ans et l’annotation de son correcteur – vraisemblablement un Frère - mentionne « païen » en marge de cette première composition de l’année scolaire. Les Frères, catéchistes par vocation, n’utilisaient pas nécessairement les catéchismes de leur production éditoriale (Devoirs du Chrétien, Histoire Sainte, religieuse ou de l’Église…) comme illustré ici, mais également des catéchismes diocésains. Le mode questions-réponses ➁ étant le plus fréquent.
Une belle illustration de ce que peut produire un échange (ou un choc !) culturel est cette page d’exercices d’arithmétique (mise en vis-à-vis, une page d’un Cours supérieur d’arithmétique édité en 1921 par l’Institut). Rédigé en khmer, il est l’œuvre d’un élève de 14 ans du cours supérieur de l’école Miche ➂ de Phnom-Penh (1911-1970) au Cambodge en 1933. On remarquera le quadrillage particulier, la régularité de l’écriture à la plume, et le mode de présentation du déroulé du raisonnement et des calculs très familier pour certaines générations d’écoliers.
L’exportation du modèle scolaire français, avec ses atouts et ses rigidités, a été dans l’ensemble un marqueur positif de la Mission portée par l’Église. Ces cahiers témoignent modestement des bases rendant envisageable ce qu’on appelle depuis, le « dialogue entre les cultures ».
Un dialogue toujours à reprendre en termes renouvelés, d’autant plus fécond qu’il se vit cette fois dans la réciprocité.
Bruno Mellet